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Outre les personnages mythiques de la Grèce, de la Syrie ou de Rome, Constantin Cavafis imagine, dans la solitude de sa maison, les jeunes hommes des faubourgs, des ruelles, des cafés et des tavernes qu’il a rencontrés dans sa « jeunesse dissolue ». « Cette vie de débauche » a façonné ni plus ni moins les exigences de sa poésie, les contours de son art, avoue-t-il. Le souvenir et la mémoire de la désobéissance et du désir côtoient, chez lui, une érudition aussi sure qu’intempestive : Cavafis a une imagination vive qui, bien que tournée vers le passé légendaire ou celui, ardent, de ses jeunes années, empêche les impressions du présent d’obstruer les voies du futur.
Il est notoire que ses poèmes dénoncent l’intolérance, la suffisance des puissants et le racisme, condamnent le « mépris des barbares qui est une idée barbare », précise son traducteur. Cavafis attribue ces nuisances à l’étroitesse d’esprit, au manque d’imagination, qui emprisonne l’individu dans « de hautes murailles autour » du moi. Son abnégation du présent, sa déconsidération de la vieillesse, son adoration du passé apparaissent d’un autre âge, comme ces vers dont seul le pessimisme est reconnaissable aujourd’hui : « […] la vie la meilleure / est celle qu’on ne peut pas vivre » comme « “la musique la plus douce / est celle qu’on ne peut pas entendre” [...]. » Malgré les apparences, Cavafis n’a pas l’âme mélancolique. Il trouve la vie exactement là où on croirait qu’il la fuit : dans la capacité de se représenter des images autres que celles que l’on nous donne à voir au présent, comme celles paralysantes du danger imminent.
Bien que la simplicité et le laconisme aient éloigné ses poèmes du ton noble adopté naguère en poésie, ils leur ont imprimé une direction dont la justesse et la précision ne se démentent pas. « Dévorés de peur, assaillis de doutes, / l’esprit tourmenté et les yeux pleins d’horreur, / nous nous évertuons à chercher ce que nous pourrions faire / pour écarter de nous le danger / l’inéluctable dont l’imminence nous terrifie. / Pourtant, nous nous trompons, ce n’est pas lui sur le chemin ; / les renseignements étaient faux / (ou nous les avons mal entendus, ou mal compris). / Une catastrophe, que nous n’avions pas imaginée, / fond subitement sur nous tel l’éclair / et à l’improviste – trop tard, maintenant – nous emporte. » (« C’est fini », 1911)
Les images stupéfiantes du présent nous glacent l’esprit, nous empêchant d’imaginer la menace réelle, sans doute plus banale, moins spectaculaire, que les premières. Mais pour arriver à imaginer une catastrophe qui ne suscite ni la peur ni les tourments, il nous faut peut-être adopter l’esprit ensommeillé de l’âne, cet être « merveilleux », tel que Cavafis l’évoque à la fin de ce poème qu’il n’avait pas destiné à la publication : « J’aimerais avoir une maison à la campagne / avec un très grand jardin – non pas tant / pour les fleurs, pour les arbres, et pour la verdure / (on les y trouverait, bien sûr ; rien n’est plus beau) / mais pour avoir de bêtes. C’est mon rêve d’avoir des bêtes ! / Au moins sept chats – deux tout à fait noirs, / et deux blancs comme la neige, pour le contraste. / Un grave perroquet, que j’écouterais / dire des choses avec emphase et conviction. / Pour les chiens, je pense que trois me suffiraient. / Je voudrais aussi deux chevaux (ils sont braves, les chevaux). / Et à coup sûr trois ou quatre de ces merveilleux, / de ces sympathiques animaux, les ânes, / qui resteraient là sans rien faire, à savourer leur bien-être. » (« Maison avec jardin », février 1917)
J’ai lu récemment, dans un fait divers, qu’une conductrice avait percuté à mort un âne qui dormait sur une route en pleine nuit. Sans vouloir lui manquer de respect, je l’imagine, juste avant l’accident, tourmentée par la peur d’un danger imminent, d’une catastrophe mondiale, qui ne lui permettait plus d’imaginer qu’un âne pouvait se trouver tout bonnement son chemin, se satisfaisant de lui-même.
Le jardin aux bêtes de Cavafis est à l’évidence une allégorie de la société humaine, dont le sens des « sympathiques animaux » n’est pas simple : sont-ils si merveilleux, car ils prennent le temps de rêver ou le sont-ils, ironiquement, parce qu’ils se contentent de leur état ? Plutôt que de trancher la question, j’aimerais me servir de leur comportement ambigu pour généraliser le fait divers évoqué plus tôt : l’âne sur la route a-t-il trompé la vigilance de la conductrice pour la même raison qu’on ne s’attend plus à rencontrer un être qui rêve debout ou qui dort sur ses deux oreilles ?
En imaginant la vie autrement que par l’entremise des informations qu’on nous communique, nous arriverions peut-être à distinguer les bêtes qui, assurément plus éveillées que les ânes mais moins sympathiques qu’eux, cachent leur suffisance derrière les images terrifiantes et menaçantes du monde. Ce sont bien elles qu’il faut imaginer sur notre route actuellement, car elles usent de la barbarie comme unique solution pour continuer à jouir de leur bien-être.