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Il n’y aura ni bilan ni remerciement ni sentiment du travail accompli. La fin, c’est bon pour qui s’assure que tout soit réalisé avant de commencer, qui conclut le voyage avant de se mettre en route, écrit avant de penser ou pense avant d’écrire, réfléchit en post mortem ou en terminus ad quem. Pour en finir donc avec la fin, je pars en pleine course, c’est-à-dire au milieu du chemin.
Je ne me souviens plus quand j’ai rédigé ma première critique, quand j’ai épousé sa forme. J’y suis arrivé par hasard, en étant sûr pourtant qu’elle était nécessaire. Je ne suis pas écrivain. L’écriture est un exercice toujours un peu pénible. J’ai le sentiment parfois de couvrir mon désœuvrement d’une remarque obscure, d’un commentaire ironique ou d’un silence qui semble en dire long. La critique m’apparaît néanmoins comme la pratique qui correspond le mieux à ce que je peux faire : elle me vient naturellement, me traverse comme un mal. Je suis sûr qu’elle n’a rien à voir avec le bien et la beauté, qui, eux, sont toujours apprêtés. S’il y a peu de choses qui me semblent dignes d’intérêt, à l’inverse, lorsqu’une forme trouve une certaine grâce formelle à mes yeux, qu’elle excite mon entendement, mon jugement, j’en parle alors de manière excessive. J’estime qu’on doit comprendre ma joie, sans exiger cependant qu’on la partage. La critique met en jeu mes relations ; c’est en quelque sorte une épreuve de continuité avec la forme des autres. La critique implique ainsi un risque : il n’y a aucune loi qui la défend, aucun insigne derrière lequel elle peut se cacher.
Interroger le sens de la critique, dire ce qu’elle est, y réfléchir maintenant. Le seul plaisir que j’ai à questionner une pratique que j’exerce depuis des années réside dans la possibilité de contredire la situation actuelle faisant que l’on est si peu disposés à enquêter sur l’être des choses, que l’on trouve ridicule, en somme, de poser la question : qu’est-ce la critique ? J’aurais aussi l’impression de perdre mon temps en me la posant si je croyais que l’impossibilité d’une telle question était à mettre sur le compte d’un effet de mode, d’une habitude, d’une tendance. Si l’on ne s’intéresse plus à l’être des choses, si les questions ontologiques sont à l’évidence dépassées, n’ont plus pour ainsi dire la cote, c’est que le monde aujourd’hui n’a plus de justification. Il peut apparaître risible de défendre la critique quand on réussit maintenant à justifier l’injustifiable, quand « tout ce qui est social est mensonger ». Si le ton péremptoire du Comité invisible, auquel j’emprunte le passage que je viens de citer, n’est pas le mien, je partage néanmoins son humeur et suis aussi d’avis que la critique est devenue impossible, comme la satire. Il n’y a que l’humour qui se porte bien, avec le sexe et peut-être même la poésie, tout le monde sait ça, évidemment !
C’est pour ça que la question « Qu’est-ce que la critique ? » est redevenue nécessaire – il serait bien inutile d’agiter l’épouvantail de Sartre pour essayer de m’en dissuader. La critique est une expérience de vision qui n’a rien à voir avec une activité de surveillance qui se borne à l’évidence, à la certitude, à la preuve. La critique qui a l’oreille tendue ou garde simplement l’œil ouvert joue le jeu de la police qui accuse ou celui du disciple qui admire : qui a fait quoi ? comment et pourquoi ? où et quand ? ceci ne s’écrit pas, cela ne se dit plus ? elle a osé ? il est coupable ? elle s’est commise ? c’est remarquable, incontournable, original ! ils se sont mis à nu ! cette première œuvre est un classique ! si jeune et pourtant au sommet de son art ! La photo d’un artiste ou d’un écrivain sur la page couverture d’une revue est comme un portrait-robot ou un avis de recherche qui tentent de susciter le même émoi que celui d’un article de journal relatant la cavale d’un criminel ; ou bien rivalise tout simplement avec la presse qui machine, dans les consciences, la présence incontournable des idoles. La critique n’a pas à participer à la reconnaissance de quiconque ou de quoi que ce soit ; n’a pas à pourchasser, à cerner pour admirer ou punir. Elle doit s’opposer au destin inquisiteur du journalisme d’enquête ou à la complaisance angélique du reporter culturel. Si par exemple la critique est si sujette aux blâmes de type care, c’est sans doute parce qu’elle s’adonne au jeu convenu de la représentation, de l’identification, de la comparution, dont l’humiliation et l’émerveillement sont les formes ordinaires.
Loin des tribunaux, des procès et des lois, loin de la reconnaissance et de la fantaisie, de la traque ou de la révérence sans gêne, la critique doit rêver de formalisme, de modernité ou d’avant-garde en s’imaginant transmettre la sensation de la vie des formes comme elle seule peut le faire.