Conviction

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Évoquer une ancienne idée comme point de départ d’une réflexion est une bonne façon d’éveiller l’esprit en lui faisant croire qu’il renoue avec un vieux rêve. Je reconnais par exemple un sémiologue défroqué à sa réaction vive lorsque je profère, sans intention apparente au cours d’une conversation, la formule suivante : « la vie des signes au sein de la vie sociale ». Sa vivacité n’est toutefois que momentanée, car l’effet de la formule se dissipe en lui aussi rapidement qu’un souvenir involontaire. Je peux cependant le faire durer un peu plus longtemps en ajoutant que « la vie des signes au sein de la vie sociale » est l’objet de la sémiologie tardive. Si je parviens ainsi à envoûter mon interlocuteur, c’est que ce nom inusité lui donne espoir de découvrir une nouvelle frontière dans un monde qu’il croyait pourtant connaître. Celle-ci lui apparaît en somme comme la pointe d’une nouvelle réalité dominante.

Je sais qu’on utilise des effets rhétoriques pour séduire, persuader, faire croire, bref pour convaincre ; je sais également que la rhétorique n’est pas une introduction aux beaux discours mais aux joutes agonistiques, composées de luttes symboliques et de combats oratoires, dont le but est d’agir sur les conduites. Certains événements très récents dans la culture, dont le cas Of the North et l’affaire Jutra, m’incitent néanmoins à essayer de voir quel est le type d’argument qui envoûte la « bulle » médiatique et réussit à produire rapidement la conviction à grande échelle.

Chaque époque est caractérisée par la prédominance d’un régime de signes qui se définit en lien avec un régime de pouvoir, une économie, une pathologie, une mode, un style, etc. En reprenant Deleuze et Guattari, j’ai tendance à associer l’époque actuelle au régime post-signifiant, qui se définit par un sujet qui, avec ses passions monomaniaques, devient son propre législateur. « C’est le paradoxe du législateur-sujet, qui remplace le despote signifiant : plus tu obéis aux énoncés de la réalité dominante, plus tu commandes comme sujet d’énonciation dans la réalité mentale, car finalement tu n’obéis qu’à toi-même, c’est à toi que tu obéis ! C’est quand même toi qui commandes, en tant qu’être raisonnable… On a inventé une nouvelle forme d’esclavage, être esclave de soi-même. » Le sujet n’obéit plus à des principes universels, il n’est même pas conduit par son imagination ou ses fictions privées, il est assujetti aux énoncés de la réalité dominante qui deviennent sa seule réalité mentale. C’est cette opération que les auteurs de Mille Plateaux appellent la subjectivation. L’enjeu essentiel de la conviction à grande échelle apparaît ici avec évidence dans le régime post-signifiant : pour convaincre, il faut qu’un énoncé devienne une réalité dominante en traçant une frontière qui délimitera une nouvelle ligne de départ du discours, une nouvelle pointe de subjectivation.

L’idée de « réalité dominante » est sujette à manipulation et relève plus du domaine de l’imaginaire ou de la fiction. Il ne faut pas oublier pourtant l’effort qui a été fait pour en saisir l’expression dans des concepts comme la majorité silencieuse et l’opinion publique. Ceux-ci arrivent toutefois au bout de leur vie utile, car les frontières qu’ils délimitent apparaissent de plus en plus imprécises, comme celle entre majorité et minorité. Mais leur aspect caduc apparaît surtout lorsqu’on les confronte à la notion d’« acceptabilité sociale ». Cette dernière a un bel avenir devant elle, rhétoriquement parlant, car elle permet de faire apparaître avec précision les nouvelles frontières de la réalité dominante, celles qui tracent localement les lignes qui démarquent les jugements et les conduites du législateur-citoyen engagé dans son milieu. Comme dirait Bruno Latour à propos des innovations techniques, l’argument principal qui achève de convaincre les scientifiques d’utiliser une nouvelle technologie d’inscription au détriment d’une autre réside dans sa capacité à faire voir les choses avec plus de précision et de rapidité que les anciens instruments. L’acceptabilité sociale représente l’outil le plus performant aujourd’hui, et donc le plus convaincant, pour marquer rapidement le seuil de l’assentiment collectif.

L’acceptabilité sociale est apparue, ici au Québec, autour des enjeux concernant l'éolien au début des années 2000. Elle a sa source dans les interventions citoyennes et elle a servi de guide aux audiences publiques concernant les grands projets d’exploitation des ressources et du territoire. Les élus, les dirigeants d’entreprise et les citoyens la convoquent à l’envi, en donnant ainsi l’impression de mesurer avec justesse l’« agrégation de jugements individuels » qui se traduit en conduites collectives dominantes. Bien qu’elle fasse déjà l’objet de critiques, entre autres de la part du Réseau québécois des groupes écologistes (selon lequel le respect de la nature et les droits humains doivent avoir préséance sur l’acceptabilité sociale), il est très probable qu’elle migre sans heurts vers des enjeux qui ne concerneront plus strictement l'exploitation durable des ressources et du territoire, mais qui toucheront plus largement les sphères politiques, sociales et culturelles. Accompagné des instruments de sondage déjà en place dans les réseaux sociaux, l’acceptabilité sociale servira d’argument rhétorique qui achèvera d’édifier les sujets dans la médiasphère.