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L’été s’amorce sans que les nouvelles du « front » n’apportent quelque réconfort aux magazines culturels du Québec, « victimes », si je puis dire, des manœuvres récentes du ministère du Patrimoine canadien, qui prive aujourd’hui la majorité de ces revues d’un soutien financier dont elles ont pourtant un criant besoin. Ainsi va la guerre, pourrais-je dire, même si je répugne à l’idée que cette image, que ce mot puisse — sans malaise, sans profonde réserve — servir à rendre compte du combat que livrent plusieurs d’entre nous pour assurer la pérennité des publications dont nous avons la charge et la responsabilité.
Si l’impact médiatique de la lettre signée par 27 revues et magazines culturels du Québec pour dénoncer ces mesures iniques aura somme toute été des plus modestes, réception timide que n’aura pas davantage fouettée, à sa suite, l’initiative trop tardive de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), son effet sur la scène politique aura été à toutes fins utiles vain, pour ne pas dire inexistant. Notre lettre aura été un baroud d’honneur. L’homo politicus, aujourd’hui, si même jamais, se soucie peu de ce qui n’émeut pas ou prou l’électorat. Ce serait d’ailleurs une erreur que de croire les tartuffes du Parti conservateur du Canada seuls responsables du sort des magazines culturels. À ma connaissance, à l’exception d’un simple accusé de réception de la porte-parole du Bloc Québécois en matière de patrimoine, la lettre des 27 n’a pas soulevé le moindre intérêt de la part de la classe politique, tous partis confondus. Pas un mot ; aucune objection murmurée dans l’enceinte du Canadian Parliament. Le contraire, il faut bien l’admettre, eût été surprenant. Le « mal » est plus profond.
La culture — une certaine culture, celle qui échappe encore au mainstream1 et ne peut, en cela honteuse, plaire à tout le monde —, la pensée critique, la réflexion, l’éducation n’ont aujourd’hui aucune valeur, ne sont certainement plus des valeurs universelles, ne « valent » rien, pour tout dire ; cet héritage-là a été sapé, Jean Larose le rappelait amèrement dans « Les héritiers du refus » (Le Devoir, 29 mai 2010). Il y a quand même quelque ironie à constater que, après tous les combats menés ces dernières décennies pour démocratiser l’accès à l’éducation et aux études supérieures, afin de rompre ce qui, jusque-là, était la chasse gardée d’une élite bourgeoise et nantie, seule à même d’assumer les coûts d’une éducation digne de ce nom, nous en soyons toujours là. Comme le rappelle Martha Nussbaum dans son récent essai Not For Profit : Why Democracy Needs the Humanities(Princeton University Press, 2010), les « humanités » — les arts et les lettres, les sciences humaines, toutes disciplines qui « enseignent » la pensée critique — sont aujourd’hui perçues comme une perte de temps, un luxe, aux yeux d’une classe politique qui s’entête à en mesurer la valeur à l’aune de son utilitarisme et de son impact potentiel sur la croissance économique. On chercherait donc en vain, hors de ce cadre, à leur faire aujourd’hui la démonstration (mille fois répétée) de la nécessité, pour la polis, d’un magazine comme Spirale. Pour le dire simplement, la « guerre » dans laquelle nous sommes engagés, trop timidement au goût de Jean Larose, est sans doute perdue d’avance. Quand est célébré par les médias un « essai » comme celui de Simon Brault, Le facteur C (Voix parallèles, 2009), il y a tout lieu de craindre le massacre. Le président de Culture Montréal (par ailleurs directeur général de l’École nationale de théâtre et vice-président du Conseil des arts du Canada) est animé d’intentions louables et il serait, pour cette raison, injuste de lui lancer la pierre, mais il n’en demeure pas moins que l’ensemble de son livre, sa finalité même, vise à rappeler ad nauseam l’importance de la contribution économique du secteur culturel et de convaincre les politiciens, dirigeants et gens d’affaires que la culture vaut, hélas littéralement, son pesant d’or. Dans la mesure où, pour tous ces tristes « décideurs », la culture, de toute façon, ne saurait jamais avoir de valeur qu’économique, on peut s’inquiéter pour la suite des choses.
« Spirale ne sera rien pour l’avenir, ses superbes et profonds numéros s’évanouiront dans l’insignifiance si elle ne laisse en héritage un exemple de résistance politique », écrit durement Larose dans « Les héritiers du refus ». À défaut de pouvoir aujourd’hui accueillir en nos pages quelque Refus global qui secouerait de nouveau les fondements mêmes de notre devenir collectif, je rappellerai, pour l’instant, que le combat que nous livrons tous vise précisément à préserver les rares espaces culturels où de telles œuvres puissent sinon trouver à s’écrire, du moins trouver là l’écho de leur déflagration, « projections libérantes », espérées, attendues. Ces lieux, ces espaces toujours menacés en sont la promesse.
Dans le contexte qui est le nôtre, il faut aujourd’hui ouvrir certaines revues culturelles comme on ouvre un carnet de guerre ; leur publication même est le persistant témoignage de leur combat, un acte de résistance dans cette « guerre » toujours déjà perdue, le seul qui ait encore un sens aujourd’hui.
Spirale ne jettera pas les armes.
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Les destinées de Spirale et de Mardigrafe sont intimement liées depuis leurs débuts. Dès 1983, près de trois ans avant de fonder Mardigrafe, Louis Desjardins et André Boulanger prenaient en effet en charge le développement et la conception graphiques du magazine. C’est dire la stupeur et la tristesse avec lesquelles nous apprenions, au mois de mai dernier, qu’André Boulanger quittait ses fonctions de directeur artistique. On ne saurait trop souligner le dévouement, la générosité et la fidélité d’André au fil des ans ; c’est un ami et un complice inestimable que nous saluons aujourd’hui et à qui nous souhaitons bonne route pour ce nouveau départ !
Comme l’ensemble de la communauté artistique, l’équipe de Spirale apprenait avec effroi et tristesse le décès tragique de Jean-Claude Rochefort, le 6 juin dernier. Galeriste, commissaire et critique d’art, Jean-Claude s’était joint au comité de rédaction du magazine de 2002 à 2004, période au cours de laquelle il avait également assumé la direction artistique de Spirale. Il avait récemment soumis au magazine un article consacré à l’artiste Raymonde April ; c’est hélas de façon posthume qu’il sera publié dans notre prochain numéro (no 234, automne 2010). Toutes nos condoléances à ses proches et amis.
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ERRATUM : nous n’avons malheureusement pu reproduire la légende et les crédits de la photographie qui accompagnaient l’article de Sylvain Lavoie dans notre dernier numéro (« Silence théâtral », no 232, mai-juin 2010, p. 59). L’image, tirée de l’affiche de la pièce Une musique inquiétante, de Jon Marrans (Théâtre du Rideau-Vert, tous droits réservés), présente l’acteur Émile Proulx-Cloutier ; photographe : Angelo Barsetti.
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À PARAÎTRE dans notre prochain numéro : le premier dossier d’une série de deux consacrée à la question de la laïcité (no 234, automne 2010). Sous la direction de Georges Leroux et de Jocelyn Maclure, ce dossier essentiel examinera, à la lumière de publications récentes, les principaux « Enjeux de la laïcité » dans les sociétés contemporaines, question dont l’actualité n’a cesse de rappeler l’importance. Notre numéro d’automne accueillera également un portfolio consacré à la peintre Louise Prescott. Sylvie Lacerte commentera pour nous cette œuvre située en contre-point de la peinture contemporaine. Nous profiterons par ailleurs du lancement de ce grand numéro (les détails seront annoncés à la rentrée) pour souligner la parution, en septembre, du plus récent titre de la collection « Nouveaux Essais Spirale » (Éditions Nota bene) : Philosophie sans frontières, de Claude Lévesque.
Bon été !
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1. Radio Spirale diffuse à ce sujet une causerie avec Frédéric Martel, auteur de Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde (Flammarion, 2010) ; l’enregistrement est disponible à l’émission de la LIBRAIRIE OLIVIERI.