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Tocqueville avait remarqué naguère que les Américains avaient une foi invétérée dans la perfectibilité humaine. Ce que les penseurs néopragmatistes comme Rorty et Cavell n’ont pas démenti en faisant du « perfectionnisme » ou « méliorisme » la clé de voûte de leur pensée politique : plus il y a d’individus qui font entendre leur voix singulière, moins il y a d’exclusion et de souffrance. Cette logique tient sur une équation assez simple, bien qu’en apparence contradictoire : l’accroissement des différences affermit l’unité. Contrairement au sociologue moderne, le philosophe pragmatiste a toujours cru que la source des formes de vie collectives se trouvait dans les tempéraments idiosyncrasiques. La théorie des grands hommes de William James en est le parfait exemple : l’action individuelle notable n’est pas un effet de la totalité des causes qui déterminent l’univers social, mais un accident qui en change le cours. L’essor du pragmatisme est contemporain de la naissance du cinéma. Contrairement à ce qu’on pourrait penser néanmoins, ce dernier n’épouse que très rarement la thèse pragmatiste, préférant substantialiser l’action d’un personnage dans des images qui exposent, grâce au montage, la chaîne causale des événements qui l’a produite. C’est que le cinéma, comme art social, préfère généralement le regard omniscient.
Dans son dernier film, Jim Jarmush figure un poète dont le génie poétique n’embrasse pas la vision divine, mais plutôt celle, terre à terre, du chien (« Sniffing the trees, / just another dog, / among a lot of dogs »). Paterson, le poète, est un chauffeur d’autobus qui a tout le temps de créer des poèmes dans son esprit pendant qu’il circule dans les rues de la ville. Être particulier, comme dirait l’autre, il est pourtant l’homme le plus ordinaire qui soit. Cette figure est bien évidemment usée jusqu’à la corde. L’intérêt du film tient sur son habileté non pas à faire le portrait d’un poète, mais à mettre en abîme le recueil éponyme du grand écrivain William Carlos Williams. La figure du poète pourtant contient en réserve la puissance de remettre au goût du jour la thèse pragmatiste au cinéma, car bien que Paterson conduise un vieil autobus polluant, il a une vision poétique écologique : il ne voit pas en perspective et en profondeur, et ses sensations visuelles ne s’étendent pas sur des surfaces planes ou en mosaïque ; il a plutôt une vision progressive et linéaire qui découvre les invariants composant son entourage. Tout porte à croire que le poète partage le regard de Marvin, le bouledogue de sa copine. Ainsi, malgré la différence fondamentale qui les singularise – le seuil infranchissable entre les règnes – et la rivalité amoureuse qui les déchire, le poète et le chien s’unissent à leur manière.
Dans un article paru au milieu des années 1980 dans le quotidien El Païs et repris dans le recueil El aprendizaje de la decepción, l’écrivain et critique littéraire Félix de Azúa rappelle que Rilke ressentait un sentiment de parenté si intense avec le chien qu’il aurait voulu en devenir un. Son approche de l’animal, que le critique résume sous la forme de trois traits (pauvreté irrémédiable, odorat cosmique et vigilance perpétuelle), est exprimée dans ses lettres sur Cézanne : « [...] l’incorruptibilité de ce regard impartial est confirmée de façon presque touchante par le fait qu’il s’est représenté lui-même, sans le moins du monde interpréter ou juger son expression, avec une humble objectivité, avec la foi et la curiosité impartiale d’un chien qui se voit dans une glace et se dit : Tiens, un autre chien ! » En s’attendrissant devant ce regard sans intention, Rilke expose son désir de se délester du poids de la subjectivité et du jugement. Or, c’est exactement ce qui retient l’attention du critique.
Ce n’est pas le seul exemple d’écrivain ayant avoué une secrète parenté avec la bête. Avital Ronell en recense plusieurs autres dans son livre Stupidity. Cependant, lorsqu’elle écrit que « [l]a confrérie des imbéciles s’est solidement implantée dans un monde pragmatique qui mine la fragile noblesse de l’intelligence » ou encore que « la politique prescrit sa loi à l’esprit », ne faut-il pas se méfier du devenir-bête de l’être humain, comme je l’ai déjà évoqué ? La leçon que le critique espagnol retient de Rilke toutefois nous permet d’en dire autre chose. Car notre relation à l’animal, selon lui, nous libérerait de la mort en nous forçant à mourir vivants, c’est-à-dire à nous défaire des habitudes et des réflexes qui donnent de l’aplomb à nos jugements, mais qui, par le fait même, nous empêchent de porter une attention soutenue aux éléments qui nous environnent. Sous la forme délibérée de l’énigme, j’adresserais le propos d’Azúa aux critiques beaucoup plus qu’aux poètes ou aux écrivains : car, contrairement au « chien névrosé/ […] remorquant un bipède en guise de chenil », comme l’a écrit naguère Gilles Hénault en plagiant par anticipation le film de Jarmush, ils parviendraient peut-être à se perfectionner en se voyant tenus en laisse par l’anxiété généralisée du milieu.