Write here, Write now. Les écritures anglo-montréalaises

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Souvent publiés à Toronto et à Vancouver, parfois à Montréal, les auteurs anglophones du Québec semblent appartenir à une institution littéraire parallèle qui posséderait ses propres repères et ses propres lieux. La Quebec Writer’s Federation, les prix QSpell, le Département de Creative Writing de l’Université Concordia, les lectures publiques organisées dans les cafés du Mile-End témoignent de leur présence active, mais attestent aussi le caractère « marginal » de leurs productions par rapport aux institutions québécoises francophones.

Dans la foulée des récents travaux sur le sujet (l’excellent dossier paru dans la revue Voix et Images à l’été 2005, par exemple), nous nous proposons de jeter un regard sur les écrivains anglo-montréalais et leurs œuvres, histoire de prendre la mesure de ce qui s’écrit « ici », aujourd’hui. Bien entendu, ce dossier ne saurait rendre justice à la production littéraire anglo-montréalaise contemporaine, mais il cherche néanmoins à répondre à une certaine « injustice » — un manque, une ignorance — en rompant un silence troublant à son sujet. Comme le fait remarquer Robert Melançon, sur « le plan littéraire, Montréal est hémiplégique. La coexistence de deux grandes langues littéraires y est une occasion perdue. » S’indignant de ce qu’un poète aussi important que Norm Sibum soit à ce point méconnu du lectorat francophone, Melançon propose une lecture attentive, exemplaire, de son recueil Intimations of a Realm in Jeopardy. Marie Frankland nous convie de même à la lecture de l’œuvre d’une autre figure majeure de la poésie à Montréal, Robyn Sarah — qui propose dans ce dossier un commentaire sur la question de la traduction. Or, comme le remarque Frankland, « si la barrière linguistique […] est toujours sensible dans l’univers bilingue montréalais — et tout autant dans le paysage littéraire —, la volonté de la traverser reste à bien des égards sincère ». Le récit de Robert Majzels, Apikoros Sleuth, que commente Catherine Leclerc, interroge également, de manière singulière, ce passage entre les langues, tout en mettant « la québécité à l’épreuve d’autres affiliations ». Chez Majzels, écrit Leclerc, « le français n’est plus tout à fait la langue de l’autre, puisque la voix narrative se laisse à l’occasion contaminer par cette langue ». Quant à Effie Mihelakis, elle nous propose une lecture du recueil In the House of the Sun dans lequel la poète Sonja A. Skarstedt livre « un double témoignage qui prend racine dans l’immédiateté de l’expérience de la voyageuse et dans les vestiges d’un passé lointain ».

Write here, write now : à travers cette injonction, il s’agissait aussi pour nous de faire entendre une certaine urgence, et d’abord celle de penser, de repenser la question des écritures anglo-montréalaises. Car malgré l’engouement de la critique pour les thèmes de l’altérité et de l’hybridité culturelles, il semble encore difficile d’aborder la littérature anglophone sans réfléchir aux enjeux institutionnels de son intégration (ou de sa non-intégration) à l’histoire littéraire du Québec. Certes, on ne parle plus vraiment des « Two Solitudes », sinon pour décrire une situation culturelle vaguement folklorique et dépassée. Comme le souligne à juste titre Lianne Moyes, si « l’écriture anglophone a un rôle à jouer au sein de la littérature québécoise, il consiste sans doute en partie à donner à lire la faillite des deux solitudes ». Les chercheurs préféreront, au syntagme figé de McLennan, les expressions « Third Solitude », « Other Solitudes », qui témoignent d’une forme de complexification des rapports entre les différentes communautés linguistiques et culturelles du Québec. L’époque n’est-elle pas au pluralisme et à la diversité? « Parler de littérature anglo-québécoise, c’est se référer à une autre façon d’être québécois », affirme d’ailleurs David Homel dans l’entretien qu’il accorde à Martine-Emmanuelle Lapointe, entretien dans lequel il revient sur la polémique déclenchée par la parution de son article dans Le Monde. On lira donc avec grand intérêt tant la lecture critique que propose Yan Hamel du roman The Rent Collector de B. Glen Rotchin, « produit d’exportation dont l’un des objectifs secondaires est de salir l’image des Québécois » que l’article que consacre Gillian Lane-Mercier à cette polémique : « Tout se passe comme si, au-delà de la controverse, se profilait un malaise face […] aux difficultés […] qu’éprouvent encore […] certains secteurs de l’institution littéraire québécoise à penser telle ou telle de ses propres marges culturelles, a fortiori lorsque celles-ci se caractérisent, précisément, par un « regard en biais » tributaire de l’entrechoquement de langues et de cultures disparates. »

C’est dire qu’un malaise, une sorte de méconnaissance réciproque demeurent et nous empêchent d’aborder le corpus anglo-montréalais sans reconstruire ou déconstruire les catégories critiques communément admises (dont fait partie l’appellation « littérature québécoise »). Lorsqu’on parle de littérature anglo-québécoise, lorsqu’on en défend les œuvres et les auteurs, il n’est pas rare que l’on soit transformé en porte-drapeau, même malgré soi, à son corps défendant, comme l’exprime ici Nathalie Stephens dans un texte brouillant les frontières de la création et de l’essai critique : « J’ai tenté à la fois de m’y impliquer et de m’en extraire, et de faire de ce polylogue l’esquisse d’une philosophie du lieu […] qui s’ouvrirait sur une pluralité, une multiplicité sans crainte de frontières. » Le politique — et avec lui la question des appartenances (linguistiques, littéraires, nationales, ethniques…) — n’est donc jamais bien loin. Si certains parviennent aujourd’hui à faire « quelque chose de ce morcellement d’identités et de cette surabondance d’appartenances qui sont tous deux devenus notre apanage, parfois notre croix », comme le souligne Sandrina Joseph dans sa lecture toute personnelle du collectif Biting the Error, d’autres, rappelle Martine-Emmanuelle Lapointe, commentant la réception contemporaine de l’œuvre de Richler, persistent encore à revenir « au projet d’une littérature nationale répondant implicitement aux aspirations d’un “nous” ethnique et homogène et refuse[nt] par là même à un écrivain anglophone le droit d’appartenir à la communauté des écrivains québécois ».

C’est à cette communauté, à la nécessité d’un « commun milieu interprétatif » qu’en appelle entre autres Gail Scott dans l’entrevue qu’elle accorde à Patrick Poirier. Comme d’autres écrivains, l’auteure de My Paris s’inscrit dans la foulée d’une certaine critique qui, rappelle Lianne Moyes, « cherche à penser la littérature et la culture dans un rapport “désajointé” avec la langue, une critique pour laquelle les différences linguistiques et l’appartenance littéraire ne constituent pas les seules différences significatives devant participer à la création d’un champ d’études ou devant présider à l’intervention critique ». Les collaborateurs de ce dossier en témoignent.