Retour au numéro:
L’épreuve de l’étranger : c’est par ce titre qu’Antoine Berman invitait à penser la traduction dans son essai déterminant (Gallimard, 1984), interrogeant non seulement cette problématique sous l’angle de ses rapports intimes, sinon indissociables, avec la culture (d’accueil et d’origine), mais soulevant par le fait même des questions inscrites aux fondements mêmes de la modernité : le rapport du soi et de l’autre — c’est-à-dire aussi le rapport du « propre » et du « natal » à l’étranger — étant une des problématiques qui auront profondément renouvelé notre pensée de la traduction — et de l’altérité.
On ne s’étonnera donc pas de la présence insistante de la « pensée » de Berman dans ce dossier : elle hante, pourrait-on dire, nombre des articles de nos collaborateurs, comme si, dans le contexte de la mondialisation et de l’homogénéisation culturelle, l’« héritage » de Berman s’imposait, d’une certaine manière, à toute réflexion sur la traduction aujourd’hui (et plus particulièrement au Québec, dans le contexte géo-politique et culturel qui lui est propre). On se rappellera la dérive ethnocentrique des adaptations théâtrales des années soixante-dix au Québec. Le mot d’ordre était alors de tout ramener à la culture québécoise, à ses normes et à ses valeurs, quitte à phagocyter l’étranger afin de renforcer l’identité nationale et faire entendre sa voix comme peuple.
Mais qu’en est-il aujourd’hui? Quels sont les nouveaux enjeux de la traduction? Une traduction peut-elle être neutre? Comme le montre ici Judith Lavoie, qui soulève des questions importantes relatives à la traduction des textes de loi, l’effacement du traducteur « est impossible et la fidélité n’existe pas, et ce, même en traduction dans le domaine du droit ».
Dans la lecture qu’il nous propose du recueil de Paul Ricœur, intitulé Sur la traduction, Alexis Nouss rappelle que la traduction se pose aujourd’hui « comme un champ éminemment politique, révélateur d’affrontements, de manipulations, de subversions ».Constat que partage aussi Sherry Simon dans sa lecture des récents essais de Michael Cronin et Rita Kothari : la traduction, écrit-elle, « expose les disparités au cœur de la mondialisation. Elle rend visibles les asymétries du trafic linguistique dans le contexte du « néo-babélianisme » d’aujourd’hui ». Est-il besoin de rappeler que la traduction dans le milieu de l’édition anglo-américaine relève pour une large part d’une approche dite « ethnocentrique » et participe ainsi à une stratégie hégémonique à l’échelle mondiale? Même la France, qui réclame avec d’autres pays de la francophonie le respect des diversités culturelles, « hexagonalise » pourtant les traductions qu’elle accueille dans la langue française. C’est sur cette dérive ethnocentrique de la traduction deBarney’s Version que se penche Sébastien Côté dans ce dossier.
Faut-il en conclure, comme Lawrence Venuti, que toutetraduction est ethnocentrique? Il est parfois difficile, à tout le moins, de retracer dans ces démarches le« virage éthique » proposé par Berman. Et pourtant, c’est bien cette « exigence de littéralité » que reconnaît Gillian Lane-Mercier dans l’œuvre de la romancière, essayiste et traductrice anglo-québécoise Gail Scott. La traductrice, écrit Lane-Mercier, « privilégie une approche littérale, inspirée sans doute de ses lectures de Walter Benjamin pour qui la tâche du traducteur consiste non pas à interpréter le texte source, mais à “faire passer dans sa propre langue le mode de visée de l’original” ». Catherine Leclerc se penche pour sa part sur le travail de Claire Dé, qui a récemment traduitHellman’s Scrapbook de l’auteur anglo-montréalais Robert Majzels. Comme le roman de Majzels, qui traite« abondamment de traduction et de traducteurs », les six récits sur lesquels Daniel Simeoni jette un regard mettent en scène cette figure du passeur qui, invisible hier encore, écrit-il, « est devenu figure centrale de la création ».
Nous avons d’ailleurs tenu à ouvrir ce dossier aux témoignages de trois traducteurs-créateurs. Anne Catherine Lebeau, qui traduit du théâtre russe depuis plusieurs années, nous livre ici de très belles pages sur le « désir de traduire », alors que Marco Micone témoignant de son expérience toute particulière d’auto- (re) traduction — va-et-vient du français à l’italien, puis de l’italien au français —, rappelle que la traduction « constitue toujours un déplacement qui permet un regard nouveau sur l’œuvre traduite. Tra-dire n’est pas seulement trahir, mais aussi dire entre(tra = entre en italien) : entre les mots, entre les langues, entre les cultures, entre les imaginaires. Traduction comme tension donc ». Enfin, Michel van Schendel interroge non seulement la possibilité même de la traduction du poème, mais aussi — et peut-être davantage — celle de la culture. « À la limite, on oserait dire qu’elle est intraduisible », écrit-il.« Ramassée sur le poème qui la dit et la déploie, elle est intransférable, elle est une image de l’impossible. »v
C’est à cette image que fait également appel Éric Savoy dans sa lecture de Faulkner : une expérience de retraduction, image qui, somme toute, « traduit » peut-être le mieux ce défaut de langage, cette épreuve toute faulknérienne de « l’impossibilité de traduire »sur laquelle insiste, de façon presque mélancolique, Éric Savoy. Et c’est, de même, dans cet espace incertain que nous aimerions situer ce dossier, dans ce manque étrange où s’opère, millénaire, le passage entre les cultures et les langues.