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Pas de cruauté sans conscience,
sans une sorte de conscience appliquée.
C’est la conscience qui donne à l’exercice
de tout acte de vie sa couleur de sang,
sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu
que la vie c’est toujours la mort
de quelqu’un.
— Antonin Artaud
Il aurait sans doute fallu quitter Las Ramblas et suivre le chemin de Montjuïc, mais il se faisait déjà tard et je m’étais bornée à faire tout le trajet à pied depuis le salon funéraire en face duquel j’étais logée, à mi-chemin entre la Sagrada Família et la Barceloneta. Arrivée à la hauteur des pigeons assassinés, j’ai dévié ; je ne sais plus ; c’était après. Une autre fois, il m’a fallu demander mon chemin pour me rendre au Museu d’Art Contemporani de Barcelona, qui se trouvait en fait juste derrière moi, passé une petite ruelle ; l’édifice moderne était dissimulé par le gothique régnant. C’était en 2004, lors d’une exposition consacrée à Tàpies, au moment des attentats de Madrid, suivis de l’incrimination de l’ETA, qui n’y était très précisément pour rien. À Zarautz, lors de la concentración à laquelle j’assistais, pas un mot ; c’était une première, pour moi, que ce silence-là. De retour à Barcelone, je me suis rendue à la librairie féministe ; on m’a suggéré de revenir une demi-heure plus tard. Ce que j’ai fait.
Trente minutes, c’est tout le temps nécessaire au retentissement d’un coup de revolver (sans que l’on soit certaine de bien l’avoir identifié). C’est tout le temps nécessaire pour paralyser de peur le corps ; trente minutes lui suffisent pour tomber dans la rue, en face d’une librairie. Une demi-heure, c’est le souffle coupé, c’est une personne éjectée de la foule et qui vient atterrir sur le trottoir ; le corps dépasse de la couverture, une coulée de sang. Cette coulée, ce sang, c’est en partie la librairie des femmes, c’est tout ce qu’il en reste, tout ce qui reste de Montjuïc et des oiseaux de Las Ramblas : du jamais vu. Ça.
Inutile de préciser que la fois d’après, je n’y étais pas. Que l’exposition de 2007, Un teatre sense teatre (Un théâtre sans théâtre), annoncée par cette trajectoire sanglante, ramassée en quelques semaines de février et de mars 2004, est passée pour moi inaperçue, ce qui veut dire que je suis tombée dessus au hasard de mes lectures et non de mon corps ambulant, ailleurs, dans une bibliothèque de Chicago, rattachée à une école des Beaux-Arts éponyme, dans cette langue-là. La langue de plusieurs rendez-vous ratés, d’une mort évitée à quelques minutes près, et d’autres dont la une a précipité la chute d’un président réactionnaire, Aznar, mais gardons-nous de trop nous féliciter une fois de plus des aléas qui ne font que confirmer la bêtise que l’on sait humaine (trop humaine), alors que quelques heures de différence auraient vu sa victoire confirmée.
Je suis partie. Je n’ai pas cherché à savoir qui raidissait sous la couverture, mourant pour ainsi dire à découvert. J’ai bouché mes oreilles lorsque l’amie qui m’hébergeait m’a dit que c’était là un signe de ma survie. J’ai crié à l’agent de voyage qu’il me sorte de là. J’ai pris mes jambes à mon cou, je suis partie en courant à travers tout Barcelone, m’a-t-il semblé, qui n’était faite que d’impasses ; fini les Gaudí tant admirés, les museus, le Barri Gòtic1 et les jeunes anarchistes, les danseurs des grandes places et les oiseaux que je n’oublie pas. Je n’oublie rien de cela qui est voué à l’oubli.
C’est ce corps-là — laissé par moi dans une rue de Barcelone, en face d’une librairie, au sein d’une foule irrépressiblement foule —, qui est au centre innommé de ce dossier sur les théâtres de la cruauté. Ce corps est le qui-vive, pour ainsi dire, des cruautés complices et des théâtres inopérants de nos vies et de nos vides. Le coup de fusil retentit, avalé par toutes les villes, et cherche à s’accorder avec l’égorgement livide des oiseaux qui tombent de tous les ciels : bombes, hélicoptères, shrapnel. C’est là que nous sommes, la tête plantée sur les épaules, manifestement dérisoires, à l’apparition de la coulée de sang, de la librairie et du corps malvenant ; on part en courant. Nous voilà.
C’est la nervure de cette trajectoire insensée, et non pas irraisonnée, qui se pose comme fond fuyant de ce travail pluriel, lectures qui peuvent au premier abord sembler éparses. Il faudrait, dans un premier temps, qui est forcément un temps de survie, et d’au-delà historique, trouver le ou les moyens de se recueillir dans l’éparpillement où l’on se trouve, après l’existence de ce corps, qui n’est pas le premier en son genre, se recueillir, disons, dans un courant. Tels qu’ils se posent, les termes de théâtre et de cruauté sont et ne sont pas immédiatement repérables, malgré leur longue histoire respective. Je n’ai pas envisagé, pour chacun, de signification fixe, mais plutôt, afin d’en déloger l’« habitualité » et en interroger la responsabilité, des scènes, pour ainsi dire, qui ne se limiteraient pas à la scène, et des cruautés qui ne seraient pas enfermées dans « le sadisme ni le sang, du moins pas de façon exclusive. »Car « tout ce qui agit », s’indigne Artaud, « est une cruauté ». Et c’est cet « agit », cette agitation, qui est en jeu dans les textes ici rassemblés, pour et au pourtour des théâtres évoqués. Existentiels, anéantis.
Lorsque C déclare, dans Crave de Sarah Kane, « You’re dead to me », c’est autant au vide laissé par la voix qu’au creux de l’écrit qu’il s’adresse. Cette phrase n’est pas annonciatrice : elle se sait défaite. Le présent déployé est un présent passé, le théâtre langagier ramasse en lui la brutalité d’un temps révolu qui se déroule. Il est plus-que-passé, outrepassé, repu. Aveu inavoué, de l’ordre du fait accompli, il n’en demeure pas moins une parole (injure) prononcée dans l’étonnement et la dévastation, la conscience de l’obsolescence anticipée par laquelle elle se conjure.
Que l’on m’accorde un hiatus : à la mort de Pina Bausch, un groupe de danseurs interviewés sur France Culture s’interrogeaient quant à la pertinence d’un musée de la danse. Le corps seul est capable de servir de musée, avec le corps la danse s’en va, affirmait l’un des danseurs ; ainsi la danse s’avérerait-elle inarchivable. Un musée de la danse, de facto une impossibilité. « Tu danses parce que tu es conscient de la mort », affirme Pippo Delbono.
Où, corollairement, serait situé le théâtre ? Dans l’acte, dirait éventuellement Genet, « l’acte fixe qui se juge ». Mais l’acte, c’est aussi la voix, la voix qui comme le corps s’en va. Du théâtre, il disait son architecture, sa responsabilité, et sa nécessité morbide.
C’est cette nécessité que ce dossier effile en proposant comme premier théâtre celui de l’histoire — son agitation —, l’histoire dont nous (avec nos villes) serions l’étouffement et le canal d’évacuation. Ce sont les fascismes, les petits et les grands, les désirs et les dévoyances clandestines et honnies, les architectures restantes, les fraternités incriminantes, l’art mutilé et l’apparat des philosophes embrayés qui sont ici cruellement mis en question. Non pour en étayer une « réglementarité », mais justement pour permettre une fuite, son échappée. Cette fuite serait la coulée de sang depuis longtemps oubliée sur les pavés de la carrer Dagueria, en face de Proleg Liberia ; elle serait le souffle coupé d’une ville, une lecture inentamée. Et nous, absents, en face.
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1. Nom donné à la vieille ville de Barcelone.