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Les représentations régionales sont loin d’être une nouveauté dans le paysage culturel québécois. De Trente arpents à Poussière sur la ville, des documentaires ethnographiques de l’ONF à La mort d’un bûcheron, des chansons de Félix Leclerc à celles de Tex Lecor, le territoire imaginaire ne s’est jamais véritablement limité à l’urbanité. Tour à tour idéalisé, mis à distance, considéré comme le lieu d’un retard rattrapé par l’«arrivée en ville» (parfois avec un certain sens de la perte), ce territoire n’a jamais cessé d’être travaillé par l’imaginaire.
D’après certains critiques, nous serions aujourd’hui devant un renouveau du régionalisme. L’appellation «néoterroir» ne va pourtant pas de soi, nous semble-t-il. Loin de ranimer un patrimoine ancien ou d’emprunter leurs thèmes et leurs formes à un répertoire de récits folkloriques tombés en désuétude, les œuvres réunies – souvent malaisément – dans cette catégorie nous paraissent témoigner d’une ruralité transformée, voire entamée, par l’industrialisation. Plutôt que de faire signe vers le passé, elles s’attachent aux formes et aux représentations contemporaines du territoire et refusent le plus souvent les images d’un terroir authentique. Contrairement aux multiples «produits du terroir» qui fleurissent depuis quelques années dans les marchés québécois, les œuvres littéraires et cinématographiques se présentent rarement comme les reflets d’une territorialité harmonieuse. C’est donc avec une part de doute que nous nous sommes lancés dans le projet d’un dossier sur le territoire et que nous avons posé la question à nos collaborateurs. Les réponses, elles, donnent à penser tant elles diffèrent dans leurs conclusions.
Ni ville ni campagne
Même si l’expression «École de la tchén’ssâ» évoquée par Benoît Melançon (et sur laquelle il revient dans ce numéro) semble avoir connu une bonne fortune pour décrire un ensemble de préoccupations qui serait partagé par une partie des écrivains québécois, force est de constater que la littérature n’est pas le lieu où se déploie avec le plus d’insistance le phénomène. Deux des textes de ce dossier, celui de Pierre-Alexandre Fradet sur le travail cinématographique de Rafaël Ouellet et celui de Jérémi Perreault sur la musique d’Avec pas d’casque, tendent à le démontrer.
Impossible de ne pas voir se dessiner ici une tendance. On ne compte plus les œuvres cinématographiques qui situent leur action en région ou dans les zones périurbaines. Qu’il s’agisse de Denis Côté, de Catherine Martin, de Bernard Émond ou de Robert Morin, la liste des cinéastes qui se sont prêtés à l’exercice est longue. De même, depuis les détours world music en passant par le Lac-Saint-Jean des Colocs et la musique d’un Fred Fortin ou d’une Mara Tremblay dans les années 1990, le nombre de musiciens ou de groupes folk a explosé durant les années 2000. Qu’on parle de Dany Placard, des Fréres Cheminaud, de Caloon Saloon, de Canailles, de Bernard Adamus, de Tire le coyote ou d’Avec pas d’casque, ces représentations régionales ont cependant en commun avec une bonne partie des œuvres cinématographiques et littéraires qui empruntent cette voie de ne tomber ni dans la carte postale, ni dans l’idéalisation.
Régionalisme ou urbanité secondaire ?
Comme le souligne Élisabeth Nardout-Lafarge, c’est aussi en brouillant les signes, en entrecroisant les lieux et les récits, en faisant se refléter l’Allemagne dans le Québec, et vice-versa, que La fiancée américaine d’Éric Dupont s’approprie les géographies, imaginaires ou non. Martine-Emmanuelle Lapointe, quant à elle, s’intéresse aux rapports entre langue et territoire dans La déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen et dans Malabourg de Perrine Leblanc, montrant bien qu’il est illusoire de vouloir faire correspondre un lieu, une culture, une région à un idiome donné. Dans son compte rendu du Rang du cosmonaute, Marie-Hélène Constant s’attache à la cartographie du secret par laquelle se conjuguent sur le mode poétique «les différents espaces du roman, entre l’urbanité et la forêt». Dans Dixie de William S. Messier, le retour au – et non du – régionalisme serait manifeste, selon Gilles Dupuis. Mais ce régionalisme aurait pour lieu d’ancrage le territoire américain en entier, le récit se déroulant à la frontière du Québec et des États-Unis.
Territoire et modernité
Au terme de ce parcours, il est possible de constater que les représentations régionales contemporaines s’inscrivent dans une dynamique plus vaste de reconfiguration de l’espace imaginaire québécois. Alors que des auteurs comme Perrine Leblanc ou Éric Dupont ne se situent pas exactement dans la mouvance néorégionaliste, leurs œuvres respectives ne présentent pas moins les traits d’une décentralisation qui s’élabore depuis quelques décennies déjà. Les réflexions sur l’américanité des années 1990 ou sur la littérature migrante au cours des années 1980 participent, au fond, de ce même mouvement dont les représentations régionales ne sont aujourd’hui qu’un nouveau développement.
Quant aux œuvres plus typiquement néorégionalistes, il demeure impossible de les lire en tant que travail de nostalgie, de miroir régional ou de retour à la terre. Au contraire, la représentation d’une urbanité secondaire, marquée par une industrialisation qui se serait poursuivie jusqu’au bout du moindre chemin de terre, y est omniprésente au point d’amener à la conclusion que la région n’est pas un nouveau pôle, mais bien une autre manifestation d’un décentrement du territoire imaginaire qui serait bien loin aujourd’hui du territoire national ou de la dichotomie entre régionalisme conservateur et modernité urbaine.
S’il fallait terminer sur une image de ce déplacement du régionalisme, ce serait sans doute celle du Jouet d’adulte du groupe d’artistes BGL, présenté pour la première fois en 2003. L’œuvre, qui appartient aujourd’hui à la collection du Musée d’art contemporain de Montréal, représente un quatre roues couché sur le côté percé de plusieurs flèches à la manière d’un animal mort. Cette pièce, qui, d’après les artistes, «interroge le silence de nos campagnes et de nos forêts», peut être lue comme le désir d’un retour primitif à la terre, à cette «nature qui […] enseigne la beauté » à Saint-Denys Garneau dans son Journal. Mais ce que les artistes ont peut-être oublié ici, c’est que leurs flèches ne sont pas celles des Iroquois, mais bien les flèches de plastique qu’on achète en magasin. Tuer le bruit du quatre roues, sa technologie envahissante, certes, mais pour en revenir à quoi ? Un retour à la terre, peut-être, mais un retour à la terre où le Canadian Tire n’est jamais loin.
Présentation
Par Martine-Emmanuelle Lapointe et Samuel Mercier
J’ai créé un monstre
Par Benoît Melançon
Le sel de la terre et Arvida
de Samuel Archibald
Par Gérard Beaudet
Entretien avec Rafaël Ouellet
Par Pierre-Alexandre Fradet
Dans la nature jusqu’au cou
d’Avec pas d’casque
Par Jérémi Perrault
La fiancée américaine
d’Éric Dupont
Par Elisabeth Nardout-Lafarge
Le rang du cosmonaute
d’Olga Duhamel-Noyer
Par Marie-Hélène Constant
Dixie
de William S. Messier
Par Gilles Dupuis
La déesse des mouches à feu
de Geneviève Pettersen
Malabourg
de Perrine Leblanc
Par Martine-Emmanuelle Lapointe