Retour au numéro:
La totalité planétaire des productions culturelles ou d’informations, la «médiasphère», a beau être à l’évidence incommensurable, cela n’empêche pas pourtant l’impression que nous avons de pouvoir la connaître entièrement grâce à de puissants relais comme le web et les médias sociaux. Cette impression repose sur l’idée que les voies qui en ouvrent l’accès sont partagées ou partageables, et que s’il y a des zones hors d’atteinte dans l’immense rhizome de la production médiatique mondiale, celles-ci ne relèvent que d’un problème de branchement, de connexion ou d’inattention. Bien que cette idée soit objectivement fausse, elle n’en détermine pas moins la croyance selon laquelle tout peut être perçu, à notre époque hyperbranchée, comme si nous étions dotés d’un radar dont le pouvoir de détection égalerait celui que l’on attribuait auparavant à l’œil ou à l’oreille de Dieu.
En proposant le dossier «Sous le radar», nous voulions contrarier cette croyance en rassemblant des recensions sur des phénomènes qui se trouvent dans les régions du cyberespace soustraites à la vue pénétrante des algorithmes de Google ou des autres machines d’indexation. Toutefois, nous nous sommes rapidement aperçus que si nous adoptions cette perspective critique, le défi aurait été si facile à relever — les pages non indexées du Web invisible sont considérablement plus volumineuses que celles qui apparaissent sur les moteurs de recherche les plus populaires — qu’il aurait laissé intacte la croyance qu’il cherchait à démonter. Notre proposition aurait pu dès lors inciter à la recherche de la perle rare, quête analogue à celle de l’astronome qui espère entrevoir, par la lunette de son télescope, un corps céleste dont la singularité le distinguerait de la multitude des autres objets qui n’auraient pas encore été identifiés. C’est pourquoi nous avons voulu, dès le départ, déplacer l’angle d’attaque pour éviter le spectacle de la découverte, en laissant au geek ou autre lead user le domaine de l’étonnement et le plaisir de performer une forme de vie dédiée à la consécration d’objets insolites. Le lecteur est donc averti qu’il ne trouvera pas, parmi les sujets recensés dans ce dossier, l’ultime objet bizarre qu’il pourrait s’empresser de partager avec ses amis.
En revanche, nous pensons fermement que la recherche d’objets dans les trous noirs de la culture peut révéler les conditions de nos pratiques culturelles. Par exemple, la marginalité et l’underground sont deux notions qui n’arrivent plus aujourd’hui à définir ce qui passe sous le radar tellement elles indiquent, à l’inverse, ce qui travaille à tout prix à épouser des formes de visibilité désormais reconnues «marginales» ou «underground». La disparition des frontières entre le phénomène que définissaient ces notions et celui du mainstream sous la disponibilité infinie des informations est l’un des signes qui indiquent que la production culturelle s’est déplacée vers la création de liens entre les objets, vers la notion de navigation et de trajectoire au sein de la médiasphère et vers le devenir-sémionaute, celui des «inventeurs de parcours» et «producteurs de liens entre les signes» qu’évoque Nicolas Bourriaud dans son Petit manifeste sémionaute (2000). Cet exemple, en somme, fait apparaître les traits essentiels de la condition productrice-consommatrice de culture qui caractérise notre époque de manière hégémonique.
En réponse à cette condition, nous voulions interroger notre rapport à ce qui est invisible ou bien à ce qui reste inaperçu, en nous demandant s’il recelait encore des puissances d’intelligibilité. Nous croyons que tous les objets, pratiques ou événements qui sont recensés dans le dossier «Sous le radar», par leur surgissement des abysses du Web, leur éphémérité intrinsèque, leurs enjeux liés à la sécurité de l'identité ou, plus simplement, leur troublante singularité, répondent en grande partie à cette interrogation.