Rêveries du corps : De métamorphoses en mutations

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Le titre de ce dossier n’indique en rien que, suivant un fil chronologique, on y chercherait à retracer l’évolution des représentations du corps, de l’imaginaire mythique à l’imaginaire biotechnoscientifique. Il prend acte plutôt qu’à la faveur des ouvrages commentés, le corps postmoderne y croise constamment le corps antique,comme si, pour reprendre la formule de Sylvie Boyer à propos du collectif dirigé par Isabelle Lasvergnas, Le vivant et la rationalité instrumentale, le « corps transformable » des biotechnologies « donn[ait] corps, précisément, au rêve archaïque de fabrication de l’homme », celui des « figures grecques de la métamorphose » qu’explore Françoise Frontisi-Ducroux et au sujet desquelles Georges Leroux propose que l’« hybridation n’est qu’une des manières de franchir les frontières » de la temporalité. N’est-ce pas à un rapprochement de cet ordre que les Cybermigrances de Régine Robin conduisent Catherine Mavrikakis qui suggère « qu’il nous est imparti de penser le mouvement de nos corps postmodernes sur le modèle d’une métempsycose accélérée »? Et n’en est-il pas de même pour l’artiste visuel Patrice Duchesne dont la« mythologie personelle, selon Jean-Claude Rochefort,réactualise les caractéristiques propres aux fabuleuses figures de la mythologie classique »?

Les rêveries du corps traversent notre dossier comme elles traversent les âges, réitérant ce que Lasvergnas nomme le « malaise dans le corps et la pensée »,donné à voir par l’exposition Bio et manipulation artistique de la Galerie Verticale qui, pour Françoise Belu, fait déboucher l’esthétique « sur une réflexion éthique ». Malaise des limites, c’est-à-dire de l’identité et du sens, au cœur des recherches anthropologiques menées depuis une quinzaine d’années par David Le Breton. Véronique Cnockaert rend compte de son dernier ouvrage, La peau et la trace. Sur les blessures de soi, où il traite, entre autres rituels individuels, dupiercing, « ultime manière de bricoler du sens sur son corps » en le distinguant du corps de l’espèce. C’est une tout autre distinction du corps individuel et du corps social que met en scène la romancière haïtienne Edwidge Danticat, celle de la « zombification », ce« processus [...] qui transforme l’ancien moi en une coquille vide ». Emmanuelle Tremblay voit exprimée par cette métaphore corporelle la violence de la« dislocation culturelle » vécue par l’écrivain haïtien de la diaspora, « corps migrant » cherchant « à s’inscrire dans un espace communautaire ». Pour Marie Claire Lanctôt Bélanger, Le corps même de Christa Wolf,« parabole [...] d’un pays divisé, l’Allemagne d’après-guerre », s’inscrit dans le même paradigme, alors que, lisant les commentaires de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy sur les photographies de Nicolas Faure dans Portraits/Chantiers, Isabelle Décarie regarde la ville devenir un corps humain et le chantier urbain une « opération à cœur ouvert » que pratiquent des travailleurs dont le corps individuel perd sa complexion dans l’anonymat.

En apparence si étrangers au corps du danseur, les corps des travailleurs le sont-ils vraiment? Le corps du danseur est « de langage » et « pourtant sans langage », « une énigme », écrit Guylaine Massoutre dans L’atelier du danseur que recense Mathieu Arsenault. Comment saisir l’insaisissable, commentécrire, par la plume ou la photo, le corps du danseur, celui de la danseuse? demande de son côté Martine Delvaux à propos du Danseur de Colum McCann et deMW de Dominique Fourcade, Mathilde Monnier et Isabelle Waternaux. La danse n’est-elle pas l’« engagement du corps dans une altérité primitive »? renchérit Georges Leroux, réfléchissant sur La Pudeur des icebergs, chorégraphie de Daniel Léveillé. Le corps, mémoire d’une scène absente? Ginette Michaud s’intéresse à cette photo de l’exécution de Fortino Sámano « qui ne sera pas montrée », mais qui paradoxalement motive l’imaginaire du poème de Virginie Lalucq commenté par Jean-Luc Nancy, dansFortino Sámano (Les débordements du poème). Le corps figure alors l’« autre côté de la langue », ce« corps sonore » du poème « exécuté » par les« mâchoires, les lèvres et le larynx ». C’est également dans ce sens très physique que Pierre L’Hérault entend l’expression « parole-qui-touche » utilisée par Philippe Haeck dans sa « rumination » sur son métier d’enseignant.

Ce sont ces liens complexes entre le corps, la rêverie et la parole, point nodal du sens et de l’identité, que cherche à comprendre la psychanalyse. « Mais qu’arrive-t-il quand le corps de l’enfant se révèle imparfait, à l’origine même, marqué de déficiences, d’infirmités, d’anomalies ou de maladies »? se demande Marie Claire Lanctôt Bélanger à la lecture desCures d’enfance où la thérapeute Laurence Kahn raconte, entre autres, sa démarche entreprise avec une petite fille. Élargissant la perspective, Monique Schneider revoit toute la question de la place du corps féminin dans la genèse de la théorie freudienne dans son ouvrage Paradigme féminin recensé par Isabelle Décarie. Selon Jean-Claude Rochefort, c’est encore à Freud, cette fois à ses écrits sur la sexualité enfantine, que ramènent les « jeunes et petits corps insolemment sexués » de Stephen Schofield. Quant à Danielle Fournier, pour qui les récits de Yôko Ogawa sont des« mises en scène des fantasmes où la chair exhibe son âme », elle pose la question : « Où commence le corps? Où finit-il? »

Peut-être est-ce là la question qui court à travers ce dossier, inévitable. Le corps : inépuisable sujet. En effet! Les textes de ce dossier étaient à peine rassemblés que déjà, dans le cahier de la « Rentrée littéraire » du Devoir (28 et 29 août), notre collaborateur Georges Leroux signalait une bonne quinzaine de nouveaux titres traitant d’aspects aussi divers que la bioéthique, la beauté, la souffrance, le langage, la sexualité, l’histoire de l’avortement, l’euthanasie... Comment donc pourrions-nous refermer notre dossier?