Petit panorama du réalisme spéculatif

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Les membres fondateurs du réalisme spéculatif en tant que mouvement philosophique constitué ont été Quentin Meillassoux, Graham Harman, Ray Brassier et Iain Hamilton Grant. Plus qu’un mouvement embryonnaire, le mode de pensée auquel ils ont donné le branle dépasse aujourd’hui les frontières de la philosophie et s’exprime dans les domaines les plus variés : la politique, l’art, l’écologie, l’informatique… Si l’acte de naissance du mouvement correspond à un colloque tenu à Londres en 2007, le rejeton qui en a résulté n’est pas unique mais multiple, tissé de nombreux embranchements et parcouru par des fissures de plus en plus visibles, Ray Brassier allant même jusqu’à remettre en question son appartenance à ce courant. La pensée spéculative est à vrai dire si diversifiée qu’on la fait parfois communier avec celle de prédécesseurs plus ou moins lointains. Ici, on évoque souvent le nom de Bruno Latour, dont l’Actor-Network Theory prend en compte tout autant le monde humain que les objets non humains, mais aussi ceux de Schelling, Bergson, Whitehead, Laruelle et Badiou, dont certains ont voulu penser le réel tel qu’il est en dehors des conditions subjectives pour y accéder.

En usant de la métaphore de la tectonique des plaques, on pourrait presque dire que le terrain du réalisme spéculatif est né de la rencontre de deux continents contemporains, celui des modèles de Latour et celui de l’ontologie de Badiou. À mesure que les pensées proches de Latour (anthropocène, tournant ontologique de l’anthropologie contemporaine, ontologies orientées vers l’objet) et que les pensées proches de Badiou (matérialisme contemporain, tenants de l’hypothèse communiste) ont dérivé de nouveau loin l’une de l’autre, l’unité du réalisme spéculatif s’est fissurée. Sur la question de la continuité ou de la discontinuité zooanthropologique, par exemple, le continent latourien (Harman, Stengers, Descola) s’attache aux entités hybrides et à tout ce qui brouille puis efface le propre de l’homme, tandis que les pensées de Badiou ou de Meillassoux tiennent à la distinction entre ce qui vit et ce qui pense, et à l’événement radical qu’est l’émergence de la pensée humaine. En tant que mouvement constitué, le réalisme spéculatif aura peut-être été la rencontre fortuite, qui aura duré un peu moins d’une décennie, entre deux continents de la pensée contemporaine, étrangers l’un à l’autre. Le terrain d’entente philosophique qu’il aura désigné pour un temps ne cesse pas pour autant d’être d’actualité.

 

Deux termes équivoques

En quoi consistent les visées du réalisme spéculatif ? Sous cette expression à double entrée, on rencontre deux des termes les plus équivoques du vocabulaire philosophique. Le concept de « réalisme » renvoie en l’occurrence surtout aux objets tels qu’ils sont indépendamment de l’esprit humain : les chaises, les arbres, la terre, le feu. Alors que la philosophie postkantienne a eu tendance à réduire le monde à ce qui apparaît sur la scène de la conscience, les réalistes spéculatifs affirment l’existence d’une réalité extramentale et tentent de s’y ménager un accès. Quant au terme « spéculatif », il ne doit pas nous induire en erreur. Bien qu’il désigne dans la langue courante les discours théoriques portant sur des objets abstraits, intangibles ou immatériels, il revêt un autre sens dans l’expression « réalisme spéculatif ». Au lieu de renouer avec la question du surnaturel et de vouloir recréer, à l’instar du Kant de la Critique de la raison pure, un « champ de bataille où se développent [d]es conflits sans fin » en s’interrogeant à propos de Dieu, des anges ou de la Trinité, les réalistes spéculatifs évitent ce genre de question pour chercher plutôt à atteindre rationnellement la sphère non humaine. C’est pourquoi Quentin Meillassoux nomme « spéculative toute pensée prétendant accéder à un absolu en général » et précise que « toute spéculation n’est pas métaphysique » : chez lui, spéculer implique de rechercher une vérité qui ne soit pas relative aux conditions de possibilité, sans être forcément de nature théologique (Après la finitude, Seuil, 2006).

Là apparaît d’ailleurs l’un des principaux objectifs qu’on peut attribuer au réalisme spéculatif : il tente de dégager une alternative au dogmatisme prékantien et au criticisme de Kant. Au dogmatisme prékantien (Aristote, Thomas d’Aquin, saint Augustin…), les réalistes spéculatifs reprochent d’avoir sombré dans l’irrationalité en s’exprimant librement sur les objets qui dépassent notre pouvoir de connaître. À Kant, ils reprochent d’avoir rendu impossible la connaissance du réel, c’est-à-dire de l’objet tel qu’il est en dehors des conditions de possibilité que lui impose le sujet (l’espace, le temps, l’entendement), parce que personne n’est en mesure de se sortir de soi pour connaître l’objet en lui-même. L’impossibilité de s’abstraire de sa finitude conduit en effet Kant et ses héritiers à se détourner du réel pour se recentrer plutôt sur l’étude des conditions que le sujet impose à ce réel.

Les réalistes spéculatifs cherchent à faire contrepoids à ce geste de détournement et à la position qui s’y rattache. Proposant une définition désormais canonique, Quentin Meillassoux baptise cette position le « corrélationisme », c’est-à-dire « l’idée suivant laquelle nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément ». Pour illustrer cette position, les exemples sont légion. De Husserl à Quine et Derrida, en passant par Michel Henry et Wittgenstein, on présuppose en tous les cas une certaine corrélation entre deux termes au lieu d’affirmer la possibilité d’un rapport immédiat au réel. Ce primat de la corrélation s’exprime de façon particulièrement palpable chez le « co-constructiviste » Edgar Morin, qui explique en entretien avec Daniel Bougnoux et Bastien Engelbach qu’il existe une « collaboration du monde extérieur et de notre esprit pour construire la réalité ».

 

Vers une sortie du cercle corrélationnel

L’un des principaux défis du réalisme spéculatif consiste à tenter de répondre à l’argument du « cercle corrélationnel », qui irrigue un vaste secteur de la philosophie moderne et contemporaine. En apparence imparable, cet argument peut être formulé très simplement ainsi : on ne peut connaître le réel en soi sans en faire un objet de pensée. Hegel disait d’ailleurs à l’époque, dans une phrase savoureuse de la Phénoménologie de l’esprit que reprend Meillassoux dans Après la finitude, que « nous ne pouvons “surprendre” l’objet “par-derrière”, en sorte de savoir ce qu’il serait en lui-même ».

Or, chez Graham Harman, il est clair qu’il s’avère injustifié de réduire l’ontologie (l’étude de la réalité) à l’épistémologie (les moyens par lesquels on la connaît). C’est une chose de dire qu’on ne peut se sortir de soi, c’en est une autre d’affirmer qu’on peut en déduire qu’il n’existe strictement rien en dehors de l’horizon de la conscience. Tout l’effort de Graham Harman consiste ainsi à chercher non seulement à réfuter ceux qui concluent qu’il n’y a rien en dehors de la subjectivité parce qu’on ne peut pas s’en abstraire, mais également à montrer qu’on peut tenir à bon droit certains discours sur le réel. Pour souligner l’importance du monde extramental, Graham Harman fait tomber le couperet sur ce qu’il appelle les « philosophies de l’accès », plus captivées par notre mode d’accès aux choses que par les choses. Il propose pour sa part une « ontologie orientée vers l’objet » destinée à remplacer les ontologies qui se condamnent à proposer « une pensée de notre pensée des choses ». Non pas qu’il cherche à renouer avec un réalisme naïf ou un naturalisme inconscient de l’intervention du sujet dans le processus de connaissance. Sa position consiste à admettre que les objets extramentaux existent, qu’ils entretiennent entre eux des relations irréductibles à celles qu’ils ont avec les êtres humains et que, bien que ces objets et leurs relations ne soient pas immédiatement ou intégralement accessibles à nous, ils se dévoilent néanmoins de façon indirecte et partielle. Harman s’en prend ainsi au privilège accordé traditionnellement à la relation sujet/objet, qui a occulté la relation que peuvent avoir entre eux les objets (comme par exemple le feu et le coton, l’eau et la roche, la poussière qui s’accumule sur une malle au grenier pendant notre absence, etc.).

Chez Quentin Meillassoux, trois autres raisons sont invoquées pour justifier la nécessité de sortir du cercle corrélationnel et retrouver le « Grand Dehors ». Tout d’abord, le primat accordé à la corrélation sujet/objet a pour effet de nous cantonner dans l’étude des conditions à travers lesquelles l’objet nous est donné dans l’expérience. Parce que seule la sphère anthropologique devient un objet d’étude pertinent dans la modernité, notre champ de connaissance se trouve réduit au minimum et alimente le sentiment d’être « claustré », d’après l’expression de Meillassoux, au sein des conditions subjectives d’accès.

Ensuite, il convient de s’intéresser au réel lui-même pour légitimer les « énoncés ancestraux ». Ces énoncés sont ceux que formulent les scientifiques intéressés par les « événements antérieurs à l’avènement de la vie comme de la conscience ». Ils portent sur un espace coupé de tout sujet connaissant, donc de toute corrélation sujet/objet possible.

Enfin, Meillassoux est d’avis qu’il faut s’attacher à montrer comment atteindre rationnellement le monde en soi pour éviter de s’abîmer dans l’irrationalisme. En suggérant que la raison est impuissante à faire connaître la chose en soi, Kant aurait nourri l’idée que seule la foi serait en mesure d’y donner accès, si bien que plusieurs penseurs religieux auraient peu à peu récupéré cette idée afin « d’établi[r] le droit égal et exclusif de la piété quelconque à viser la vérité dernière ». Par conséquent, le rationalisme de Kant en serait venu paradoxalement à exacerber une forme d’irrationalisme et de fidéisme. Pour combattre ce phénomène, Meillassoux cherche à déterminer la façon dont on peut parvenir à connaître ce qui existe en dehors du cercle corrélationnel, tout en tenant compte de l’existence d’un sujet connaissant. Cette recherche l’amène à prétendre qu’une seule chose est absolument nécessaire : la contingence, c’est-à-dire la possibilité que les régularités de la nature s’effondrent du jour au lendemain.

Dans un passage court mais d’une grande densité conceptuelle d’Après la finitude, il explique que la contingence est absolue dans la mesure où elle doit être présupposée implicitement par tous, y compris par les corrélationistes. Bien que plusieurs auteurs avant Meillassoux aient fait une large place à la contingence, ce concept reçoit une signification singulière et unique chez lui. En l’occurrence, il ne renvoie pas à notre incapacité à prouver l’existence de lois en raison de notre finitude (comme c’est le cas chez Hume), mais plutôt au savoir de la très réelle absence de lois de la nature. En disant que le monde est en soi contingent, Meillassoux ne se contente pas de réitérer l’idée selon laquelle le monde est changeant et labile, plutôt que réifié ; soucieux d’éviter de poser l’existence d’un étant nécessaire, ce qui le conduirait à endosser le traditionnel mais désuet principe de raison, il se libère à la fois des principes de l’éternel retour du même (classicisme) et de l’éternel retour de l’autre (modernité et postmodernité), puis affirme que le cours des choses est en soi si ouvert qu’il n’implique ni un primat de la stabilité ni un primat du devenir.

 

Diversité des approches

En dépit des forts liens qui existent entre le réalisme spéculatif et la sphère philosophique, ce mouvement s’exprime bien au-delà de cette sphère. De fait, un très vaste pan de l’activité artistique présuppose le caractère incontournable du cercle corrélationnel et, à cet égard, appelle une attention critique de la part des réalistes spéculatifs – qu’ils soient philosophes ou artistes. Ainsi, par ses célèbres readymades, Marcel Duchamp a voulu rendre évidente la part de subjectivité qui conditionne l’appréciation de toute œuvre d’art, et Umberto Eco, dans L’œuvre ouverte, a affirmé l’inéluctabilité de la médiation subjective dans l’expérience artistique, de sorte qu’il a frayé la voie à la pratique de la surinterprétation. Non moins fascinés par la médiation sujet-objet plutôt que par l’objet lui-même ont été les artistes dont les travaux mettent en évidence le rôle de l’observateur face à une œuvre ou l’importance du contexte institutionnel dans la production de sens. Il en découle au xxsiècle un désintérêt croissant à l’égard de la notion de représentation (bientôt remplacée par celle de présentation) et un intérêt grandissant pour le concept d’autoréférentialité.

De Nelson Goodman à Arthur Danto, dans la tradition analytique, ou même chez Adorno, dans la tradition dialectique et critique, la critique de la représentation et de l’expression est devenue un lieu commun de l’esthétique moderne : confondue avec l’imitation ou la figuration, en tout cas avec la présentation de quelque chose d’absent, la représentation n’est plus l’attribut des œuvres d’art. On lui a préféré le plus souvent l’idée plus large de signification, ou l’un de ses avatars, qui n’est plus une qualité des œuvres elles-mêmes, mais un rapport complexe associant l’œuvre à son interprète. L’herméneutique des œuvres a consisté peu à peu à faire de leur réception une composante indiscernable de leur création : celui qui voit ou qui lit l’œuvre la fait au moins autant que celui qui la produit. En art comme dans les théories de la connaissance, penser l’indépendance de l’objet vis-à-vis de son appréhension devenait donc un résidu naïf de réalisme dogmatique.

À rebours de ces idées répandues dans les sphères artistique et philosophique, les penseurs spéculatifs se singularisent en prenant à tâche de caractériser en priorité le monde. L’intérêt marqué pour le monde objectal transparaît de façon nette chez les philosophes qui élaborent des « ontologies plates », soucieuses de mettre sur un pied d’égalité la totalité des choses (les tables, les contradictions, l’être humain, les animaux…) afin de leur accorder un égal droit à l’existence. Qu’ils pensent tous les objets du monde à l’aune de l’intensité dans la lignée de Bergson, Deleuze et De Landa, ou qu’ils tiennent compte à la fois du devenir intensif et de son extériorité, leur objectif est de créer une ontologie inclusive qui évite de reléguer certains objets dans la sphère de l’indicible (le « Tout-Autre »). En l’absence de contraintes quant aux objets considérés comme ontologiquement pertinents, tous les objets et tous les corpus peuvent d’ailleurs servir aux réalistes spéculatifs. Or, si cette « libéralité » ontologique est bel et bien observable chez plusieurs auteurs, elle n’est pas pour autant un trait commun à l’ensemble des pensées spéculatives. L’ontologie de Ray Brassier, par exemple, est si peu inclusive qu’elle n’accepte qu’une seule réalité : le néant. Brassier destitue en effet le primat accordé à la corrélation en assumant une position rigoureusement nihiliste. Ce nihilisme entre en conflit avec la position d’autres réalistes spéculatifs, notamment celle d’Iain Hamilton Grant, dont la réinterprétation de Schelling le fait abonder dans le sens d’un certain vitalisme.

L’objectif du présent dossier n’est pas d’ériger une frontière étanche entre les différents courants et sous-courants du réalisme spéculatif et d’établir qui se situe « du bon côté » de la frontière. Il reviendra au lecteur de faire lui-même la part de ce qui lui semble le plus digne d’attention parmi les diverses tendances évoquées ici. Que ce lecteur en soit averti : il trouvera dans les pages suivantes des textes dont certains prennent pour objet une œuvre qui penche davantage vers l’un ou l’autre des deux versants du mouvement étudié : ou bien l’aspect réaliste, ou bien l’aspect spéculatif. Les affinités réalistes sont à vrai dire décelables chez plusieurs philosophes contemporains qui ne sont pas forcément, ou à proprement parler, des réalistes spéculatifs. Mentionnons par exemple Maurizio Ferraris, auteur d’un manifeste dans lequel il s’en prend aux positions idéalistes et constructivistes ; Markus Gabriel, qui se détourne des conditions d’accès et rejette la notion totalisante de monde ; Paul Boghossian, critique du relativisme et partisan d’une forme d’objectivisme ; Jocelyn Benoist, pourfendeur de la thèse moderne selon laquelle la représentation est une sorte d’écran déformant qui dénature la connaissance. Quant aux auteurs qui inclinent davantage vers la dimension « spéculative », on peut signaler entre autres le philosophe québécois Brian Massumi et la philosophe belge Isabelle Stengers, représentants du pragmatisme spéculatif. Leur position tend à concilier un certain constructivisme (que rejettent vigoureusement divers penseurs réalistes) et une préoccupation à l’égard de ce qui transcende l’horizon humain.

En faisant cohabiter ici des textes qui portent tantôt sur le réalisme spéculatif, tantôt sur l’un de ses deux versants (le réalisme ou la spéculation), tantôt encore sur la relation qu’entretient ce mouvement fissuré avec l’art, nous souhaitons rendre évidente la diversité d’approches qui le caractérise, de même que la façon dont l’art peut devenir une intéressante porte d’accès aux développements qui l’entourent.