Nouveaux enjeux de l'édition

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Au moment où se prépare, à l'Assemblée nationale du Québec, une « Commission parlementaire devant examiner la pertinence d’un prix unique du livre », mesure réglementaire qu'une grande partie du milieu de l'édition québécois espère depuis plusieurs années, Spirale souhaite ouvrir et relancer une réflexion plus large sur les « Nouveaux enjeux de l'édition ».

 

Le monde de l'édition — et plus encore le milieu de l'édition littéraire —, au Québec comme ailleurs dans le monde, connaît en effet un des bouleversements les plus importants de son histoire. Comme le souligne Pierre Jourde dans sa préface à L'industrie des lettres d'Olivier Bessard-Banquy (Agora, « Pocket », 2012), « [n]ous vivons, dans l'histoire du livre, un moment au moins aussi important que celui qui a vu, vers la fin de l'Antiquité, le remplacement du volumenpar le codex, ou celui où l'imprimerie a supplanté les copistes, à la fin du Moyen Âge ». Non seulement l'idéologie de marché et certaines politiques culturelles des dernières années ont-elles profondément transformé le paysage de l'édition (que l'on pense à la concentration du milieu éditorial au sein de conglomérats dont les activités débordent largement le domaine du livre, à la mainmise de plus en plus importante des « commerciaux sur la politique éditoriale » et, par conséquent, à l'abandon des politiques de fonds qui cèdent la place à la recherche du profit vite fait, rapide, insensé), mais les maisons d'édition et les librairies (ces dernières étant un maillon jadis essentiel dans la chaîne de diffusion) doivent aujourd'hui faire face aux défis que soulève la « révolution numérique ».

Si l'édition littéraire dite traditionnelle traverse une époque à tout le moins fascinante et si la chaîne de distribution du milieu de l'édition connaît d'importantes transformations, le métier d'éditeur a-t-il pour autant changé ? Quels sont les principaux enjeux et défis auxquels le monde du livre est confronté ?

Un ouvrage comme celui d'Olivier Bessard-Banquy (d'abord paru en 2009 aux Presses universitaires de Bordeaux & Du Lérot éditeur sous le titre de La vie du livre contemporain. Étude sur l'édition littéraire 1975-2005) doit à juste titre être considéré comme une « somme indispensable » sur la question, une référence dans le domaine. Le nouveau titre privilégié pour cette édition revue et augmentée, véritables chroniques de la galaxie Gutenberg, souligne à lui seul l'implacable industrialisation du milieu de l'édition en France depuis les années 1970. On ne peut qu'espérer un équivalent québécois de L'industrie des lettres, ouvrage qui, après les trois volumes de la magistrale Histoire de l'édition littéraire au Québec au XXe siècle (Fides), indispensable synthèse historique réalisée par le Groupe de recherche sur l'édition littéraire au Québec (GRÉLQ), sous la direction de Jacques Michon, reprendrait dans une autre perspective le « récit » et l'analyse stratégique, économique, artistique et technique de l'édition littéraire contemporaine au Québec. Tâche incommensurable, il est vrai, tant aucun « instantané » ne parviendra sans doute jamais à rendre compte d'un milieu aussi changeant que celui de l'édition. Il suffit de considérer que, depuis la réédition de L'industrie des lettres en octobre dernier — ouvrage qui, justement, permet de prendre la mesure des changements en cours —, le paysage éditorial français s'est profondément transformé suite au rachat, à l'automne, de Flammarion par Gallimard et suite à l'acquisition, le 1er janvier 2013, de Payot & Rivages par Actes Sud.

Invités à se pencher sur les enjeux auxquels le milieu de l'édition est appelé à faire face, plusieurs des collaborateurs de ce dossier — auteurs, éditeurs, bibliothécaires et observateurs privilégiés — se sont surtout intéressés à ce que d'aucuns qualifient encore de « révolution numérique » et qui représente, visiblement, l'un des défis les plus importants pour ce milieu. Ainsi du compte rendu que signe Pascal Genêt sur le numéro que la revue Le Débat consacrait à cette question, l'été dernier, sous le titre « Le livre, le numérique », ou de l'analyse que propose Manon Plante de La liseuse. « À` tout confondre, écrit-elle, la littérature et les possibilité´s de son support, à` prendre le scintillement de l’écran pour gage de contenu, c’est l’idée d’œuvre qui s’effrite. » La réflexion que lui inspire le roman de Paul Fournel fait d'une certaine façon écho au texte que Édouard Bourré-Guilbert et Jean-Michel Sivry consacrent à la question de la redéfinition de la lecture et à l'émergence de nouvelles pratiques de lecture et ce, au moment où le livre se dématérialise. Face à une telle (r)évolution, Jean-Philippe Martel, Marie D. Martel et Catherine Voyer-Léger s’interrogent pour leur part sur les notions de médiation et, plus largement, sur le rôle des intermédiaires (auteur, éditeur, libraire, bibliothèque) dans l’écosystème du livre au Québec. Quant à Benoît Melançon, il propose ici une cartographie, un état des lieux de l'édition scientifique dans la foulée « des bouleversements causés par la présence massive du numérique dans la vie de l'esprit ».

Dans une perspective résolument historique, loin des considérations de la révolution numérique, Pierre-Luc Beauchamp livre un compte rendu de La pieuvre verte — Hachette et le Québec depuis 1950 de Frédéric Brisson (Leméac), ouvrage qui montre à quel point cet éditeur aura été un « acteur structurant du marché´ québé´cois, tant par l’imposition du modè`le éditorial français au Québec qu’en raison des tensions que son rôle central suscite ». De leur côté, Patrick Tillard et Thierry Discepolo présentent les stratégies de « résistance » que les éditeurs français indépendants ont développées face aux transformations technologiques et aux inévitables tensions provoquées par la nécessité d’un équilibre entre finalités culturelles et économiques, question qui, là encore, trouve un écho dans le texte que consacre Patrick Poirier au récent débat soulevé par la question du prix unique du livre au Québec.

Enfin, à travers une réflexion personnelle, Marie-Andrée Lamontagne propose une relecture de la polémique médiatique qui a entouré la publication récente de la trilogie de Richard Millet. S'il nous est impossible d'endosser certaines des conclusions de notre collaboratrice (nous faisons plutôt nôtre l'intervention d'un Pierre Nora, par exemple, qui signait, dans Le Monde du 11 septembre dernier, sous le titre « Nous voilà pris au piège », un texte dénonçant à juste droit ce qui nous paraît encore aujourd'hui de l'ordre de l'inqualifiable), il faut néanmoins saluer la richesse d'une réflexion qui dénonce les dérives malsaines d'un milieu dont cette affaire aura aussi montré les symptômes.