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Ce dossier se veut une prolongation en pensée et une réplique contemporaine à l’ouvrage essentiel de Georges Bataille, La littérature et le mal. Par un renversement des valeurs opéré par la philosophie contre son assise originelle, la métaphysique (Nietzsche, Heidegger, Derrida), et son évacuation de l’espace public au nom d’une laïcité absolue (Onfray et Cie), le sacré est devenu paradoxalement le Mal, duquel Bataille prétendait qu’il était nécessairement lié à la littérature « dont elle est l’expression ». Tenu en suspicion par une philosophie positiviste qui a renoncé au questionnement métaphysique, délaissé à son tour par la théologie qui ne se risque plus dans la voie de la spéculation négative, le sacré a trouvé refuge (au double sens d’accueil et d’abri) dans une certaine littérature qui tente encore de résister au nivellement des valeurs, à l’enseigne de « la valeur souveraine » (Bataille).
En ces temps moroses où les penseurs de profession ne nous offrent plus de voie d’accès à la connaissance spéculative, libérée de la double contrainte de l’empirisme utilitaire et du savoir analytique qui régentent désormais le discours philosophique, c’est la littérature qui prend le relais du questionnement métaphysique d’où la philosophie tire son origine. C’est à la littérature aujourd’hui qu’incombe la tâche de réactiver l’ancienne prima philosophia. En reformulant à sa manière les « vérités » qui autrefois trouvaient expression dans le langage du dogme — ou dans les rêveries de quelques visionnaires isolés —, elle veille à ce que la pensée ne perde pas contact avec les arrière-plans obscurs du Verbe dont elle est l’incarnation.
D’où l’hypothèse que nous nous proposons d’étayer dans ce dossier : la métaphysique n’est pas morte, contrairement à ce que prétendent les professionnels de la pensée contemporaine. Elle s’est simplement transformée en littérature et, par là même, elle a fait retour à ses origines. Elle est redevenue ce qu’elle était il y a bien longtemps — ce qu’elle était à une époque où le concept n’avait pas encore consumé sa trahison séculière à l’endroit d’une Parole intégrale, gratuite et souveraine, seul gage d’authenticité dans le monde des services (utilités) et des simulacres (virtualités).
Qu’il y ait un lien inextricable entre la littérature et la connaissance, c’est ce que depuis le xxe siècle n’ont cessé de nous dire et redire Broch, Sartre, Breton, Bataille, Blanchot et bien d’autres encore. Les œuvres fictionnelles ou poétiques procèdent d’une « pensée » qui leur est propre, d’une forme de connaissance originale capable de dire ce que la philosophie ne dit pas ou ne dit plus. La littérature pense comme la philosophie, mais dans une langue autre, un médium qui n’est pas celui du langage philosophique. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de poursuivre l’enquête métaphysique abandonnée par la philosophie autour de cette question épineuse, galvaudée et très souvent mal comprise, du sacré : le sacré comme mal nécessaire, comme mode de connaissance du littéraire.
Ce caractère métaphysique de la littérature devient particulièrement évident chez des auteurs
tels Yannick Haenel, François Meyronnis, Roberto Calasso, Pierre Ouellet, Jean-Louis Chrétien, Pascal Quignard, etc. Héritiers d’une tradition immémoriale, ces écrivains contemporains (romanciers ou poètes, essayistes et philosophes) revisitent dans leurs œuvres le mysticisme, l’épreuve initiatique, la pistis (la foi par contact), la superstition, l’expérience prophétique, enfin tout ce que nous pouvons subsumer sous le vocable de « sacré ». D’un geste constant, ils s’emploient à forcer les barrières de la conscience du Moi pour se frayer une voie vers le royaume des « formes causales » ; vers un monde intermédiaire, situé quelque part dans les profondeurs de l’âme, un monde où la pensée peut enfin prendre corps — et la matière se spiritualiser.
Les collaborateurs de ce dossier se sont efforcés, chacun à sa manière, de retracer la dimension métaphysique du sacré inscrite en filigrane dans les œuvres de quelques « illuminés » (Nerval) du xxe et xxie siècle. Ils ont surtout tenté de montrer que la littérature, telle qu’elle est pratiquée par ces derniers, correspond à une forme de connaissance qui soit épreuve de soi et dont le but secret serait la réalisation de ce que la mystique chrétienne, mais aussi orientale, nommait le « corps de gloire ». À l’interdit de Wittgenstein — « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire »— ils ont répondu, de concert avec les auteurs dont ils ont rendu compte, par une injonction en apparence seulement contraire : « Encore faut-il le révéler ».