Les enseignements de la culture

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En plaçant ainsi la parution de son 200e numéro sous le titre des « Enseignements de la culture », Spiraletenait à rester fidèle au mandat qui est le sien depuis maintenant vingt-cinq ans, mandat changeant, il est vrai — comme l’a été, ces dernières années, notre conception même de la culture —, mais qui toujours a cherché à prendre en compte l’importance des enjeux interculturels d’ici et d’ailleurs, et à saisir ce qui s’avère significatif et déterminant dans l’évolution de la culture, aussi bien en termes de continuité, de rupture que de métissage. Ce 25e anniversaire, que célébrait le dossier « Les variables de l’amour » paru dans le numéro de septembre-octobre 2004, comme la publication de ce 200e numéro, témoigne bien entendu d’un parcours — si ce n’est d’une durée — dont on peut à bon droit se réjouir, mais aussi se surprendre compte tenu des bouleversements qui ont perturbé, voire menacé la publication des revues et magazines québécois au cours des dernières années. Ce long cheminement entrepris en septembre 1979 atteste l’« utilité », disons plutôt la raison d’être de ce magazine et la pertinence de ses objectifs dans l’espace culturel québécois, ce qui a été reconnu par la critique et les distinctions reçues par Spirale au cours des années.

Si le visage du magazine s’est beaucoup transformé au fil des ans, il nous semble en revanche que sont demeurés les mêmes son projet et sa conscience critiques, son esprit philosophique, son caractère littéraire, sa manière d’humaniser l’histoire et sa passion pour l’art et la création. Il y a là, nous semble-t-il, quelque chose qui relève de l’héritage et du legs, c’est-à-dire de la transmission et de l’enseignement. Comme si, d’un numéro à l’autre depuis vingt-cinq ans, les comités de rédaction qui se sont suivis avaient répondu à l’exigence critique et au souci de modernité qu’avait fait siens le comité fondateur du magazine, alors regroupé autour de Gordon Lefebvre, André Roy et Laurent-Michel Vacher. Toute l’équipe actuelle deSpirale tient, en ce sens, à rendre hommage aux fondateurs, aux directeurs et aux membres du comité de rédaction et du conseil d’administration de la revue depuis ses débuts, à tous nos collaborateurs, aux artistes et aux artisans qui ont travaillé au succès du magazine, et, bien entendu, à saluer nos lecteurs qui, depuis vingt-cinq ans, assurent l’existence même deSpirale.

C’est donc sous le signe de la continuité que nous envisageons les prochaines années, déterminés à poursuivre les efforts entrepris par les équipes de rédaction précédentes pour assurer, peut-être, dans les limites prescrites par la seule portée de nos lectures, réflexions et regards jetés sur le monde, une certaine transmission de la culture, voire sa démocratisation, afin de rendre compte de ses « enseignements », de son éclatement, de ses déplacements et de son renouvellement. « La fragmentation de la culture pourrait n’être le résultat que de son formidable développement, mais encore faudrait-il pour démontrer cela faire voir que le monde qui correspond à tant de richesse et de diversité est demeuré lui-même simple et compact », écrivait Georges Leroux à l’occasion de notre vingtième anniversaire (Spirale, no 168, septembre-octobre 1999). « Rien n’est moins sûr,poursuivait-il, et il vaut sans doute mieux continuer de faire l’hypothèse que cette richesse est l’écho de la richesse du monde, du déploiement de ses différences et de ses contradictions. Le projet de Spirale, dès ses débuts, a été de refléter cette diversité. »

C’est parce que nous entendons poursuivre résolument dans cette voie que ce 200e numéro se propose de retourner à une question que le magazine n’a eu cesse de poser, d’approfondir, de reformuler, de penser et de repenser, depuis sa fondation : la question toujours irrésolue, toujours urgente, de la culture. En proposant ce titre, « Les enseignements de la culture », Spiralecompte avant tout faire écho aux importants changements qui ont encore récemment bousculé le paysage culturel québécois, tant en ce qui concerne ses grandes institutions, qu’au chapitre des réflexions qui ont cours sur notre système d’éducation. Comme le rappelaient Pierre Nepveu et Pascale Sirard dans un numéro anniversaire consacré à « L’état de la culture », « Spirale [est] apparue à la veille de ce tournant des années quatre-vingt qui devait changer bien des choses dans le paysage idéologique et culturel » (Spirale, no 150, septembre-octobre 1996). Or, tout en veillant à ne pas succomber à la tentation apocalyptique, comment ne pas penser que nous nous trouvons de nouveau à un tournant, jointure démise, si elle n’est quelque peu « désajointée »? Avec l’annonce, presque simultanée ce printemps dernier, de la disparition de la Chaîne culturelle de Radio-Canada, de la remise en question, par le gouvernement du Québec, du mandat — si ce n’est de l’existence même — de Télé-Québec et de la réforme à bien des égards troublantes de notre système d’éducation (réforme qui envisage l’impensable : abandonner l’enseignement de la philosophie — de la pensée — au collégial), n’y a-t-il pas lieu de s’interroger très sérieusement sur l’état de notre culture (ici, mais aussi bien ailleurs) et, partant, sur les organismes, institutions, médias, acteurs, animateurs et éducateurs dont la mission, la responsabilité même, est son enseignement, son partage, sa transmission? Comme le souligne Georges Leroux, « [D]e tous les enjeux de la culture humaine, celui de l’éducation est, de tout temps, le plus fondamental. Chaque société veut non seulement conduire sa jeunesse au succès et à la prospérité, elle veut encore davantage lui transmettre ce qu’elle considère comme l’essentiel » (« Une éducation pour notre temps », Le Devoir, 1er et 2 mai 2004). Dans la situation actuelle, où l’espace public n’offre que très peu de place à cet essentiel, aux voix qui cherchent à en exprimer les possibles, nous avons voulu provoquer un moment d’arrêt sur la réflexion sur la culture, par une ouverture à un libre discours qui traverse de diverses façons ce numéro spécial.

En d’autres termes, la culture s’enseigne-t-elle (encore)? Qu’en est-il de cette « transmission » aujourd’hui? Quel rôle joue notre système d’enseignement, voire, de manière plus générale, l’« éducation »? Celle-ci peut-elle encore à bon droit être considérée comme un enjeu fondamental — « le plus fondamental » — de notre culture? Sinon, comment concevoir alors le problème de la transmission? Une revue comme Spirale a-t-elle toujours un rôle à remplir dans notre société eu égard à la transmission, aux « enseignements » de la culture? Et s’il convient de parler des enseignements de la culture, quel serait cet « essentiel » qu’il revient à la société, à la culture d’enseigner?

Sous l’intitulé « Les enseignements de la culture », il faut non seulement entendre la transmission proprement dite de la culture — ce que nous enseignons, et comment nous l’enseignons —, mais également ce que nous enseigne la culture, c’est-à-dire cet « essentiel » qu’elle est et qu’il nous est donné (ou non) de recevoir. Quelles leçons — de démocratie, d’éthique, de philosophie, de théologie, d’économie ou d’histoire — nous sont livrées par et à travers la culture? Que nous dit-elle aujourd’hui d’elle-même et de nous-même? Que dit-elle de l’identitaire, de ses conflits? Que dit-elle du monde? Que ne dit-elle pas de l’Amérique? Ne devons-nous pas repenser des problématiques telles la culture de masse, les petites cultures, les cultures alternatives, etc.? Peut-on aujourd’hui parler encore de cultures nationales? Dans le contexte de la globalisation et de l’hégémonie culturelle qui en résulte, comment concevoir les rencontres, les chocs ainsi que les métissages culturels? Qu’en est-il, aujourd’hui, de la démocratisation de la culture et de la démocratie culturelle?

Ce sont ces questions — ouvertes, mais combien pressantes — que nous avons posées à nos collaborateurs qui, exceptionnellement, ont pu s’alimenter à même leur expérience du monde, de la lecture, de l’écriture et, dans la majorité des cas, de l’enseignement. Leurs réponses sont autant de questions redirigées vers nos lecteurs, réflexions et essais, textes de création ou autofictions, qui tous posent à nouveau — et à leur façon — la question chaque fois reformulée de la culture.

Patrick Poirier, pour le comité de rédaction(Danielle Fournier, Stéphan Gibeault, Eva Le Grand†, Pierre L’Hérault, Marco Micone, Patrick Poirier, Emmanuelle Tremblay)