Retour au numéro:
On la jette à la poste pour la laisser à son sort : le geste lui-même tient presque de l’acte de foi. Elle va et vient, passe d’une main à l’autre, se perd en chemin ou arrive (mais pas toujours) à destination. Et quand bien même y parvient-elle, il n’est pas dit qu’elle trouve chaque fois son destinataire, Poe nous l’a rappelé.
La lettre — quoi qu’il lui arrive — a partie liée avec une certaine imprévisibilité. Sa réception même ne relève-t-elle pas toujours du hasard, de la surprise, de la chance? Est-il si étonnant, en ce sens, que le genre épistolaire fasse preuve d’une aussi grande flexibilité, d’une mouvance presque insaisissable? La lettre, après tout, est du genre volage... et voyageuse. Celles de Victor Segalen, par exemple, dont Georges Leroux nous propose ici une lecture passionnée, offrent « les récits, et souvent le journal longuement déployé, d’un écrivain qui a renoncé à un foyer stable et pour qui le voyage est devenu la condition même de l’écriture ».
Avant d’appartenir « à ce moment, unique dans l’histoire des littératures de l’Europe, de l’ouverture des écrivains à une altérité devenue soudainement réelle »,la lettre — d’abord fonctionnelle, puis éloquente — s’est tour à tour révélée, au fil des siècles, « conversation entre amis » à la Renaissance, plus près de la confidence et du journal au XVIIe siècle, entretien mondain au siècle des Lumières, puis de plus en plus lettre d’affaires et de sentiments intimes au XIXe siècle, pour finalement revêtir plusieurs avatars au XXe siècle, selon ses aléas... ou ceux du temps.
Aussi, loin de proposer un illusoire portrait totalisant de la question de l’épistolaire, ce dossier consacré aux « aléas de la lettre » rassemble plutôt des textes qui, comme autant de cartes postales du genre, « instantanés » de la lettre, répondent justement à un certain hasard, si ce n’est à l’air du temps. Ne s’est-il pas produit, en quelques années, comme le note Martin Robitaille dans sa lecture des Lettres de Proust, « une sorte de mini-révolution dans le monde des lettres, alors que les éditions de correspondances d’écrivains se multiplient »? L’époque serait-elle à la lettre? L’épistolographie elle-même semble participer à cet essor. Ainsi, comme le remarque Maryline Audet, le livre de Luc Vaillancourt, La lettre familière au XVIe siècle, s’inscrit d’emblée « dans une série de travaux publiés ces dernières années traitant de la rhétorique épistolaire ». Les ouvrages de Guy Gueudet,L’art de la lettre humaniste, que recense ici Jessica O’Connor, et de Pedro Martín Baños, El arte epistolar en el Renacimiento europeo 1400-1600, que commente Claude La Charité, répondent de même au vif intérêt que suscite depuis un certain temps la recherche en épistolographie. Incontournables, ces ouvrages de référence interrogent aussi bien « l’origine des principes de rédaction » des lettres (Guy Gueudet), que la « théorie épistolaire des Anciens jusqu’à la Renaissance » (Pedro Martín Baños). Ce volet historique, où sont convoqués Cicéron, Pétrarque, Érasme, Juste Lipse et d’autres, jette un éclairage nécessaire sur « la théorie de la lettre à l’origine des correspondances modernes » et donnera peut-être à lire autrement les recueils sur lesquels se penchent ici certains collaborateurs.
Ainsi, les correspondances de ce dossier placées sous le signe de l’amitié trouvent-elles à s’inscrire dans une longue tradition, comme le rappelle Claude La Charité : celle, « fulgurante », de Rilke, Pasternak et Tsvétaïeva, forme « un étrange roman épistolaire » dans lequel les trois poètes « explorent le vaste territoire de la poésie », comme le note Nicole Deschamps; celle de Bataille et Leiris met davantage en scène ce que Patrick Poirier considère comme « l’impossible convenance des lettres », ce « défaut de rapport qui marque, pour en préserver la possibilité même, l’amitié »; quant à la correspondance de Berg et Adorno, Sylvano Santini montre à quel point« s’exprime un temps » à travers leur amitié, raison pour laquelle, sans doute, « nous voulons prolonger leur histoire dans le témoignage ». « La publication de leur correspondance actualise cette raison en reconnaissant implicitement dans leurs lettres la réciprocité entre des récits de vie et celui d’une époque. » C’est ce dont rendent compte, à leur manière, les lettres de Victor Segalen, comme le rappelle Georges Leroux, mais aussi, d’une tout autre façon, la correspondance « monumentale et relativement unique dans le paysage idéologique et littéraire québécois » de Lionel Groulx, dont Julien Goyette nous propose la lecture. Portrait d’une époque, les lettres de ce troisième volume, L’intellectuel et l’historien novices, se présentent comme le « mode d’affirmation de l’intellectuel » que sera appelé à devenir Groulx.
Enfin, un tout autre rapport à l’histoire se donne à lire dans les correspondances que Jacques Ferron a entretenues avec André Major et Pierre Baillargeon. Mais ce que souligne Karim Larose de manière plus importante peut-être, dans sa lecture de ces recueils, c’est que ces échanges épistolaires illustrent à quel point la lettre, pour Ferron — mais tout aussi bien pour Proust, comme le suggère Martin Robitaille —, a toujours été un « ressort littéraire » : elle le rattache« à l’écriture », lui qui n’écrira jamais qu’« à la volée »,c’est-à-dire « à l’occasion, mais surtout avec l’occasion et les circonstances », écrit Larose.
C’est à cette chance, à ce hasard — « au hasard d’une lettre reçue » —, que nous aimerions tout simplement convier les lecteurs de ce dossier.