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Il est de ces phrases qui nous poursuivent, nous hantent parce qu’elles excitent notre mauvaise conscience ou éclairent d’un coup l’inconsciente volonté de s’aveugler soi-même. « Si, bien sûr, les professeurs du Québec, tant au secondaire, au collégial qu’à l’université ont soutenu avec courage et force les mouvements étudiants, les universitaires ont, à mon avis, peu tenté de réfléchir à leur position très problématique dans le système actuel que constitue l’éducation supérieure », écrivait l’auteure et universitaire Catherine Mavrikakis dans une chronique écrite en plein Printemps étudiant (mais publiée à l’été 2012, dans le numéro 241 de Spirale). Héritiers de ce printemps, avant que « le trésor des révolutions », comme le formulait Hannah Arendt à travers les mots de René Char, ne disparaisse ou ne s’efface parce que aucun futur, aucun présent n’était prêt à en assurer la vivacité et la transmission, nous avons cru que notre tâche première était d’interroger les liens délicats qui unissent les professeurs, le savoir, les institutions d’éducation supérieure et les diverses formes du pouvoir qui influencent, contraignent et orientent leur mission. Plus encore, c’est ce lieu inconfortable indiqué avec acuité par Mavrikakis qu’il nous importait d’explorer : force est de constater que la marchandisation du savoir, rejetée par les étudiants et leurs alliés comme une menace à venir et à contrer, est déjàfortement enracinée dans la culture universitaire et collégiale, en plus d’être nourrie par certaines positions et actions du corps professoral... ou par l’absence de celles-ci. Les collaborateurs de ce dossier, qui sont tous professeurs ou chargés de cours, soit à l’université soit au collège, tout comme d’ailleurs nombre des auteurs des ouvrages recensés, ont accepté de signer le testament laissé par les bouleversements du printemps dernier, d’en assumer la suite en pointant du doigt d’abord et avant tout cet « ennemi intérieur » (Frédérique Bernier) qui risque de transformer les anciens maîtres en vulgaires « petits fonctionnaires savants qui ignorent ou méprisent l’essentiel ou les élèves, ou les deux » (Guillaume Asselin). Le mépris ne serait donc pas exactement là où nous sommes accoutumés à le situer socialement : il serait en large partie dans cet acquiescement des professeurs à limiter l’enseignement à la stricte transmission d’informations utilement monnayables — pour reprendre une expression récurrente de ce dossier — dans le monde du travail, privant ainsi les étudiants d’un accès à une pensée qui prend le temps de s’inscrire dans une tradition autant que de mettre en mouvement par le choc et l’éveil cette sédimentation des savoirs. Mais cet « acquiescement » n’est-il pas aussi l’acceptation tacite d’un modèle, d’une « idée de l’université » qui, décriée dans la rue, est défendue en haut lieu ? « Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises », clamait le recteur de l’Université de Montréal, Guy Breton, à l’automne 2011. Refusant de plonger tête première dans « un pessimisme exacerbé » par lequel l’enseignant risquerait d’être « [le] fossoyeu[r] de toute éducation » (François Rochon) ou de se métamorphoser en une pauvre « corneille désenchantée » (Anne-Marie David), les collaborateurs de ce dossier se risquent tous à entendre « l’appel de la horde » (Frédérique Bernier), malgré le romantisme et la possible naïveté de ce rêve, par lequel l’éducation pourrait cesser d’être entièrement déterminée par « les ordres du dehors » (Georges Leroux) et par lequel la liberté enseignante reprendrait ses droits sur l’agonie de la figure du professeur. Ce fantasme (car il n’y a peut-être plus que l’imagination pour inventer notre soustraction à la « destruction créatrice » des domaines d’études les moins rentables évoquée par Guillaume Asselin) se bute cependant à un ennemi de taille, qui essaime à travers la société québécoise depuis fort longtemps : l’anti-intellectualisme, surreprésenté dans le monde médiatique comme le rappelle Pierre Popovic, mais plus dramatique encore, au sein même des administrations universitaires et collégiales, qui jadis furent le lieu d’un échange démocratique entre étudiants, professeurs et gestionnaires (Jacques Pelletier), permettant ainsi d’assurer l’édification d’un monde commun (Maxime Ouellet). Faut-il alors s’étonner du peu de place laissé aux intellectuels sur la place publique alors que ceux-là mêmes qui devraient farouchement s’élever contre cet anti-intellectualisme rampant pactisent avec lui par les moyens pernicieux que sont, entre autres, la recherche subventionnée, l’endossement d’une philosophie strictement pédagogique de l’enseignement et, par-dessus tout, un malheureux laisser-faire qui ne fait que réduire le rôle du professeur et le soumettre à la peur de sa propre disparition et, paradoxalement, à la plus active docilité (Martin Jalbert) ? « Enseignants, contentez-vous d’enseigner ! », écrivait grosso modo Richard Martineau au plus chaud de la dernière grève étudiante. Dans l’attente de ce qui pourrait advenir (Brigitte Faivre-Duboz), au seuil d’un possible événement, c’est la résistance à cette étroite et médiocre vision de la salle de classe que nous souhaitons rêver... radicalement.