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Qu’en est-il de la démocratie, aujourd’hui ? Qu’est-elle devenue ? Se serait-elle transformée en un moyen commode pour une population de manifester de la mauvaise humeur à l’égard de ses dirigeants ? C’est à peu près le point de vue que Jean-Marie Guéhenno exprimait déjà en 1993 dans son livre La fin de la démocratie, ouvrage qui n’a pas pris une seule ride. On pourrait parler, dans ce cas, de l’épuisement de la chose démocratique, réduite à n’être plus qu’une technique permettant au peuple d’exercer un arbitraire qui était naguère le privilège de despotes, qu’ils aient été éclairés ou non. Ainsi dénaturée, la démocratie se serait transformée en ce capitalisme pulsionnel que stigmatise, par exemple, un Bernard Stiegler. Le peuple, la populace, la masse — on l’appellera comme on voudra — ne chercherait plus à faire corps politique, mais tout au plus à exister à l’état de corps social, sécrétant un conformisme qui est, pour citer Guéhenno de nouveau, un conformisme affolé de ne plus savoir à quoi se conformer.
On pourra toujours voir dans tout ceci une perspective tocquevillienne, celle d’une critique aristocratique de la démocratie. Quoi qu’il en soit, ce serait cette démocratie-là, la démocratie prise pour une technique, que l’on chercherait de nos jours à exporter comme s’il s’agissait d’une technologie pour pays en état de sous-développement politique. Ainsi, à la faveur de quelques mensonges et d’une poignée de demi-vérités sur la présence fantasmée d’Al-Qaïda ou sur l’existence d’armes de destruction massive, on envahit un pays, avec, bien sûr, la ferme intention de se retirer le plus tôt possible, en laissant derrière soi un mode d’emploi pour la démocratie nouvellement installée — sans oublier le numéro 1-800 pour joindre le service après-vente de la Maison Blanche. Elle est là la croisade des néo-conservateurs dont Alain Frachon et Daniel Vernet, journalistes au Monde, avaient fait l’historique pour en démonter toute la mécanique improbable dans L’Amérique messianique (2004). C’est, si l’on veut, le salut par l’Amérique, qui consiste à apporter la liberté à un peuple qui n’aura jamais vraiment eu l’occasion de la désirer, encore moins de la penser.
D’une certaine manière, cela est peut-être devenu notre situation à nous aussi, qui vivons dans le monde occidental mais qui ne savons plus désirer, ni penser la démocratie. Nous avons grandi dans son giron sans avoir eu à lutter pour obtenir le droit d’en jouir. D’où il est non seulement légitime, mais peut-être même urgent de demander : qu’avons-nous fait de la démocratie ? Qu’avons-nous fait de ce qu’une longue tradition européenne — dont les Lumières — nous a légué comme on lègue un précieux bien ? Comment se fait-il que, du moins pire des régimes politiques, selon la boutade de Churchill, nous avons peut-être réussi à faire le pire ? Nous avons fini par confondre la démocratie avec un médicament à prendre en cas de besoin seulement. La démocratie n’est plus une pratique pour nous, dans le sens difficile, exigeant, du mot « pratique ». Elle n’est hélas plus qu’un outil. Nous ne savons plus prendre soin de la démocratie, comme le dirait sans doute un Alain Finkielkraut à la suite de Kundera. Qui sommes-nous pour faire la leçon au reste du monde, alors que nous ne savons plus pourquoi nous devons préserver et cultiver l’idéal démocratique — qui est, faut-il le rappeler, celui d’un peuple se soumettant aux seules lois qu’il se sera lui-même données ?
Citons un exemple de cet héritage dilapidé : les électeurs québécois qui, aux dernières élections provinciales, disaient vouloir « du changement », confondant ainsi le suffrage universel avec une télécommande. Le principe de l’alternance se trouve ainsi réduit à une vulgaire séance de zapping devant la télé. Autre exemple de dilapidation : la démocratie illimitée. C’est Friedrich Hayek qui pointe le péril d’une démocratie exacerbée dans son ouvrage Law, Legislation and Liberty (1979). On croit que la démocratie se détraque quand il y a réduction du nombre des libertés, alors qu’elle peut aussi se fourvoyer dans un trop de libertés, ce qui est justement le cas de la « démocratie illimitée ». Et si celle-ci constitue une menace, c’est qu’elle ouvre la porte au « marchandage politique », qui est précisément ce à quoi le Québec a eu affaire récemment dans les débats sur les « accommodements raisonnables ». Selon Hayek, ce marchandage politique conduit d’une part au « racolage des votes » par la classe politicienne, et d’autre part aux demandes opportunistes, formulées par des factions ou groupuscules visant à « extorquer des privilèges ». C’est ainsi qu’on forge, sous couvert de liberté, de nouvelles oppressions. Peut-être faudra-t-il dénoncer ce que Claude Lefort a appelé la société post-critique, une société où tous les accommodements — quels qu’ils soient — sont jugés bons et de ce fait raisonnables, de sorte qu’ils deviennent autant d’impératifs pour nos régimes démocratiques qui ont perdu le sens de ce qu’est la démocratie.
Quelles pourraient être les conséquences néfastes de notre incurie, c’est-à-dire de notre incapacité à prendre soin de la démocratie ? Pensons ici aux Pays-Bas et à la Grande-Bretagne qui ont eu la témérité ou l’imprudence de prendre des élans vertueux — comme l’ouverture au multiculturalisme — pour des principes de base de toute démocratie moderne qui se respecte. Les récents attentats avortés à la voiture piégée, en plein cœur de Londres, sont d’autant plus troublants qu’il s’agissait de l’œuvre de médecins « anglais ». Dans ce monde post-septembre 2001, où des effervescences religieuses engendrent le phénomène inédit de conflits sans front, le risque est de voir les démocraties s’abîmer, se débiliter au point de prendre l’allure terrifiante du cauchemar, entrevu par Hobbes, de la guerre de tous contre tous.
Les auteurs réunis dans ce dossier ont tous pris, chacun à sa façon, le pouls du danger qui nous guette. Certains s’alarment, crient déjà au feu : il y aurait péril en la demeure ! D’autres appellent à la vigilance, à la réflexion mûre, voire « intempestive ». Les autres, enfin, restent calmes, confiants que la démocratie saura venir à bout du mal qu’elle couve. L’antidote, on le sait, consiste toujours en une quantité tout juste suffisante de poison inoculée au corps malade pour qu’il développe ses propres anticorps et combatte efficacement le virus. Mais peut-être, cette fois, avons-nous forcé la dose…