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L’imaginaire connaît un regain d’intérêt ces temps-ci et ce n’est peut-être pas sans raison. L’imaginaire s’alimente au réel, il s’y abreuve constamment et c’est à ce titre que les grandes figures archétypales de l’imaginaire changent en fonction des bouleversements qui déterminent une époque donnée. Mais elles changent tout en demeurant substantiellement inchangées. La substance, c’est justement ce qui subsiste dans le changement, ce qui reste le même tout en se revêtant de contours différents. Ces figures à la fois changeantes et permanentes de l’imaginaire, comme les appelle l’historien roumain Lucian Boïa, forment les archétypes constitutifs qui entrent dans la composition du socle versicolore sur lequel il repose. Ainsi, ce n’est pas parce que l’on dispose de machines plus performantes en termes d’enregistrement et de traitement de données diverses que notre relation essentiellement duelle à l’égard de ces produits de l’activité humaine, tantôt investis de puissances maléfiques ou tantôt bienfaisants, va changer du jour au lendemain. La résurgence des mythes utopistes, ressuscités depuis peu par les prouesses technologiques dans le secteur biomédical, comme l’immortalité par exemple, participe de cette réactivation de désirs anciens et de modèles primitifs, ce dont a traité récemment avec perspicacité le philosophe québécois Daniel Jacques.
Mais avant d’aborder quelques-uns des thèmes soulevés dans ce dossier, il convient d’esquisser à larges traits les parts de négativité qui traversent le champ des technologies dans la société québécoise. Devant l’écran perpétuellement allumé et agité du monde numérique, le sujet contemporain se sent pourfendu. Il éprouve un sentiment de coupure qui est à l’image même des discours et attitudes qui prévalent face aux nouvelles technologies. Toutefois, l’écartèlement vécu par notre sujet contemporain n’est pas propre à notre époque. Nul besoin de dégager et de soulever une à une les strates de la pensée technique à travers les âges pour découvrir que le tiraillement entre forces opposées et souvent contradictoires ponctue toute son histoire, forcément cumulative, mais pas nécessairement évolutive. S’il est un domaine où la locution nietzschéenne un peu cauchemardesque de « l’éternel retour du même » s’applique, c’est bien celui des techno-sciences.
Faisant fi de la nécessité d’introduire une pensée critique au sein de cette sphère en croissance exponentielle, l’opinion publique se contente habituellement d’envisager l’univers des techno-sciences en termes de partage radical. Alors, dès que notre sujet contemporain s’interroge sur les incidences du développement technologique, il est aussitôt sommé de choisir son camp : ou bien on loge du côté de Heidegger — qui considère que l’on passe à côté de l’essence de la technique si l’on accepte a priori sa neutralité —, ou bien on appartient au clan adverse : toute technique est bonne en soi et porteuse de promesses émancipatrices, tout dépend de l’usage que l’on en fait — comme si l’on pouvait faire autre chose que la guerre avec des chars d’assaut. Aussi caricatural que puisse paraître ce clivage — qui reproduit sensiblement la vieille dialectique de la diabolisation et de la divinisation des techniques, laquelle occupe une place de choix dans les imaginaires occidentaux —, il n’en demeure pas moins qu’il correspond au climat de polarisation extrême qui domine la sphère des techno-sciences dans la société québécoise.
Sous le joug d’institutions ou de corporations aveuglées par leurs intérêts pécuniaires et la soif de prestige, certains groupes de recherche et de création liés à ces instances se comportent parfois en véritable secte. Dès que notre sujet émet la moindre salve critique remettant en cause la mentalité productiviste qui promeut leur développement tous azimuts; dès qu’il lui vient à l’idée de dénoncer l’esprit mercantile qui prend d’assaut et envahit avec perniciosité les réseaux électroniques de communication; dès qu’il s’interroge un tant soit peu sur les dangereux relents de positivisme progressiste qui parasitent la rhétorique des nouvelles technologies; dès qu’il cherche les mots pour exprimer la nausée que lui inspire le banal clic de souris qui le transforme à chaque minute en un horrible complice du plus obscène des monopoles de toute l’histoire de l’humanité; dès que notre sujet tempère son enthousiasme et sa fascination face aux nombreuses prouesses technologiques en évoquant l’effrayant spectre de l’illusion évolutionniste soulevé récemment par Paul Virilio, il est aussitôt rabroué et relégué sur-le-champ dans la communauté — numériquement faible — des trouble-fêtes.
Désormais ciblé comme obstacle au progrès, notre sujet a vite compris qu’il est interdit de s’attaquer au mythe du veau d’or virtuel. Si l’on assiste à un développement technologique sans précédent, ce dernier s’accompagne donc d’un dramatique recul de la réflexion critique. On pourrait même affirmer, à regret, que ce développement provoque un regain d’hostilité à son endroit. Refuser ainsi de se soumettre à un minimum critique, comme l’énonçait Adorno, en rappelant les fondements de la démocratie (le contrôle réciproque de l’exécutif, du législatif et du judiciaire), c’est là un signe manifeste de profonde immaturité. Voilà à quoi la société technologique québécoise dite avancée sera acculée si elle ne favorise pas davantage la dynamique critique, ce « registre central de l’esprit humain », pour reprendre l’expression de l’auteur de la Dialectique négative.
Aménager un espace qui favoriserait l’expression de points de vue analytiques et critiques, tout en permettant aux voies de la création artistique de prendre part au débat, tel était globalement notre désir en proposant ce dossier sur les imaginaires du numérique. Ainsi, dans sa lecture attentive du dernier ouvrage d’Hervé Fischer, Jean-Philippe Uzel critique sa prétendue « philosophie critique en action ». Située quelque part entre fascination et critique, la position qu’entend occuper l’auteur du Romantisme numériqueest pratiquement intenable. Aussi, en suivant pas à pas le cheminement de sa réflexion, Uzel en vient à déduire que « la sphère des techno-sciences sort intacte dans sa mythanalyse ». Eût-il été possible qu’il en soit autrement quand on est à la fois juge et partie? Loin de confondre comme Fischer posture critique et miroir aux alouettes, mais tout aussi intrigué par la fascination qu’exerce le monde virtuel dans les pratiques architecturales, Éric Le Coguiec se penche sur « ces ectoplasmes qui nous fascinent » : « instantanéité de la transmission des messages, intensification des mutations urbaines, importance des flux et des fluides », voilà toute une gamme de tendances qui confirment, selon lui, que ces nouveaux adeptes d’Hermès sont en train de substituer en architecture et en urbanisme l’espace par le temps. Ce qui n’est pas sans risque et sans affecter considérablement le devenir de ces deux domaines en pleine effervescence. Le risque est également au cœur du propos tenu par Jean-Jacques Wünenburger. En procédant à la numérisation systématique de leurs objets de collection, les musées risqueraient l’implosion. Poursuivant d’une certaine manière le mouvement engagé par le musée imaginaire de Malraux, l’objet risque d’être définitivement supplanté par l’image. Ce qui bouleversera du tout au tout notre relation au musée. Il se pourrait, à plus ou moins brève échéance, que l’on puisse se contenter du contenant et se passer des contenus, prévient Wünenburger. Le flamboyant musée Guggenheim de Bilbao et son nouveau site web illustre bien cette orientation prise par le monde muséal.
Christian Saint-Germain et Edmond Couchot traitent tous deux de l’émotion que génère le monde des images. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas tout à fait des mêmes catégories d’images et d’émotions. La perception des sites pornographiques de Christian Saint-Germain nous convainc d’une chose : « l’imaginaire sexuel est nettement plus riche et diversifié que le comportement effectif », comme le soulignait déjà Lucian Boïa dans l’ouvrage précité. L’émotion produite par les images de l’art dont parle Edmond Couchot reste encore, pourrait-on dire, à définir et à générer. Il dresse dans son texte limpide une synthèse des développements technologiques récents et nous conduit jusqu’à la situation de rupture décisive dans laquelle l’art, dans sa relation avec les sciences et les techniques, se retrouve aujourd’hui. S’adressant tout particulièrement aux artistes, il les convie à « apprendre à les connaître pour les maîtriser mais aussi à les transformer, à les affiner, à les plier à leur imaginaire. Leurs utilisateurs, s’ils ne veulent pas en devenir les serviteurs, poursuit-il, doivent se maintenir sans relâche dans un état de constante et vigilante expérimentation ».
Ce sens quasi inné de l’expérimentation, c’est, comme nous le raconte avec exactitude Aloyse Raptopoulos, ce qu’a intégré très tôt à son programme artistique et critique l’artiste canadien Jeff Wall. Cependant, au sein même de la pratique artistique, les conversions aux technologies numériques sont vécues de bien des manières. Dans son texte intitulé Le tragique du temps, l’artiste Raymonde April — dont nous présentons sous forme de portfolio des images extraites de son tout premier projet faisant appel au numérique —, nous révèle avec franchise comment, en s’engageant « à tâtons dans cet espace d’incertitude », elle constate au quotidien qu’elle passe un temps fou à faire autre chose que ce qu’elle avait prévu. Réfléchissant à voix haute sur le devenir de son œuvre, elle nous confie : « Cela partira dans tous les sens et des chapitres entiers resteront ouverts, comme la conclusion inachevée de l’Homme sans qualités qui m’avait tant impressionnée. Mais chez moi, ce ne sera pas juste à cause du tragique du temps et de la mort. L’univers numérique banalise le tragique du temps; il le détourne et le dévore sans laisser de traces. »
« Ce que l’œuvre numérique apporte ainsi de fondamentalement novateur au domaine de la création artistique, c’est l’instabilité », écrit dans les pages de ce dossier Jean-Pierre Balpe. Ces manifestations de l’instabilité, le commentaire de Claudine Hubert les retrace également dans la langue poétique visuelle et oscillatoire d’Ollivier Dyens. En revanche, Pierre L’Hérault nous révèle comment cette instabilité cherche à se stabiliser dans les masques à la fois « immobiles et parlants » qui font figure de personnages dans l’œuvre de Denis Marleau. L’emploi du numérique dans Les aveugles rend possible en quelque sorte « la matérialisation de nos rêves » et nous rapproche, par l’intermédiaire d’une technologie récente, de la fonction des masques dans la tragédie grecque : rendre présente l’absence.
Les artistes ont appris depuis longtemps à risquer leur peau en pénétrant les médias par d’autres voies que celles désignées, en regardant avec acuité et ténacité les zones de perméabilité et de vulnérabilité tout autant, sinon davantage, que les évidentes virtualités que les nouvelles technologies de l’image recèlent. En empruntant ces voies transversales et en évitant les pièges de l’instrumentalisation, les artistes rendent visibles des possibilités restées jusque-là inexploitées et latentes. Ils ravivent en nous l’esprit des thauma, ces « machines merveilleuses » que l’on admirait avec une certaine innocence dans la Grèce ancienne. Les œuvres ingénieuses de Jocelyn Robert et de David Tomas sont présentées ici sous forme de portfolio. Un petit texte de Jocelyn Robert placé à la fin du sommaire permet d’apprécier l’œuvre gravée sur cédérom de manière optimale et de mieux comprendre son fonctionnement. Parce qu’ils traitent des problèmes cruciaux posés par les nouveaux moyens de reproduction technologique — la traduction et le passage d’un média à un autre, d’une langue à une autre —, nous avons jugé bon d’insérer à l’intérieur même de ce dossier des extraits d’un dialogue fécond entre David Tomas et Michèle Thériault publié récemment dans un ouvrage conjoint intitulé DUCTION. Jocelyn Robert et David Tomas jouent tous deux sur les espaces frontaliers entre les médias artistiques, dans l’entre-deux qui sépare la photo de la vidéo, les différences entre le dessin original et la photo numérique d’un dessin. Le sens aigu de l’expérimentation dont ils font preuve dans l’élaboration de leurs œuvres rejoint les vœux formulés par Edmond Couchot.
Jean-Claude Rochefort