Horizon incertain du théâtre québécois

Retour au numéro: 

Le théâtre québécois a fait l’objet depuis plusieurs années de nombreux rapports et bilans commandés par l’État ou par le milieu théâtral lui-même, et exécutés par divers comités consultatifs et instituts de recherche affiliés ou non au gouvernement. À cela s’ajouteraient les dossiers de revues, les travaux du Conseil québécois du théâtre et de l’Union des artistes, les commentaires des observateurs de l’activité théâtrale dressant chacun à leur tour le portrait d’un système qui semble, à entendre ses principaux représentants, en perpétuelle crise. Tout cela pour dire qu’il y a toutes les raisons de penser que le diagnostic a bel et bien été établi sur les difficultés, les défis et les maux du système. Pourquoi en dire plus ? Pourquoi un autre bilan de santé si c’est pour rappeler dans quelle misère évoluent nos artistes et à quel point tout un pan de la culture est ainsi laissé à l’abandon faute d’être financé à sa juste mesure ? Pour deux raisons principalement.

Ce dossier de la revue Spirale, fruit de collaborations multiples réunissant des critiques et des chercheurs du domaine des études théâtrales, voudrait dans un premier temps revenir sur ce diagnostic du sous-financement pour interroger les autres facteurs pouvant expliquer l’état critique dans lequel se trouvent aussi bien les individus que les organismes du milieu théâtral québécois. Sans nier l’importance de la dimension économique, les rédacteurs de ces pages tentent de dégager les voies d’une compréhension élargie d’un phénomène devenu plus complexe à mesure que l’activité théâtrale augmente en nombre et que se multiplient les relais entre producteurs et publics, entre auteurs et lecteurs, entre critiques et diffuseurs.

L’autre perspective qui nous semble justifier cette initiative tient à la volonté de présenter un état des lieux de l’institution théâtrale au Québec, alors que l’habitude est plutôt de prendre la défense des agents du milieu, de souligner leur fragilité face aux politiques de l’État, bref de faire front commun contre l’ennemi pour produire un consensus. Parler d’institution, c’est prendre acte des tensions qui habitent le milieu, des contradictions que cache l’apparent consensus sur le sous-financement ainsi que des divisions qui travaillent, lorsqu’on y regarde de près, les différents modèles de fonctionnement de l’entreprise théâtrale au regard de sa diffusion, de son financement aussi bien que de la formation et de la pérennisation de ses structures.

Notre dossier se veut ainsi une sorte de réponse — sans pour autant être une réplique — à l’une des réflexions qui a animé le milieu ces dernières années et qui découlait du vaste remue-méninges entrepris lors des Seconds États généraux du théâtre professionnel en 2007. Dans un geste qui trahissait, à l’évidence, une stratégie du désespoir face à l’État, les participants ont entonné en chœur, au lendemain de ces rencontres, le refrain des institutions à reconnaître et à préserver. La distinction est ici dans l’emploi du pluriel. Affirmer et revendiquer la reconnaissance d’organismes phares dans un contexte de pénurie de ressources apparaît comme une tentative pour détourner l’attention des vrais enjeux, en remettant aux pouvoirs publics notamment la responsabilité d’arbitrer le conflit entre les générations. Notre approche vise plutôt à rappeler que toute institution est le résultat de nombreux arbitrages, que ceux-ci forment la condition même de son existence et que, faute de pouvoir s’exercer ouvertement à travers des médiations appropriées, l’institution risque à tout moment de péricliter.

Les articles qui forment ce dossier s’intéressent pour l’essentiel à la situation présente. Nulle intention ici de faire la genèse historique des problèmes qui affligent le milieu théâtral, et pas davantage d’avoir la tentation d’en prédire l’avenir. Le sujet « sous observation » est celui que les observateurs invités à collaborer côtoient ainsi quotidiennement en allant au théâtre, en lisant des programmes, des entrevues et des critiques dans les journaux, en participant à des débats, en répondant enfin à des amis étrangers qui demandent des nouvelles de « notre théâtre », bref en voyant, sur différentes tribunes et plates-formes, la vie théâtrale se déployer sous toutes ses coutures… Le regard est, l’espère-t-on, informé autant que profondément intéressé. On souhaite ardemment qu’il puisse témoigner à la fois d’une inquiétude, fondée sur une fréquentation assidue et passionnée de la création contemporaine, et du souci réel de voir celle-ci se développer dans les meilleures conditions qui soient. À ces voix d’observateurs, nous avons joint celles de quelques-uns des acteurs du milieu qui partageaient certaines des préoccupations exprimées dans ces pages. Nous invitons le lecteur à les lire comme l’expression d’une conversation possible et nécessaire sur le théâtre dans une société qui s’entend bien, le plus souvent, pour parler d’autre chose…