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La pensée théorique aux États-Unis ne semble pas très bien connue des intellectuels francophones au Québec, ce qui est également vrai en France et sans doute aussi ailleurs. L’absence de traductions y est certainement pour quelque chose, mais je doute qu’il s’agisse là de la seule raison. Très peu d’ouvrages, d’articles, de conférences issus de milieux étrangers à la culture intellectuelle anglo-saxonne ou non familiers avec le circuit de publication de grands éditeurs comme Routledge, Blackwell ou MIT press se réfèrent à Rorty, à Bloom, à Fish, à Culler, à West, etc. Il n’y a peut-être que dans les départements de philosophie que l’on accorde une attention particulière à certains théoriciens étatsuniens comme Quine, Davidson ou Putnam. Mais lorsque la théorie aux États-Unis s’aventure ailleurs que dans la voie analytique, nous n’en avons que de rares échos: l’interprétation de Hegel par Butler est très peu connue, les liens entre Emerson, Nietzsche et Heidegger établis par Cavell le sont encore moins et où a-t-on discuté sérieusement de l’inconscient politique de Jameson? Que dire encore durhetoric turn et du pragmatic turn qui ont marqué le début des années quatre-vingt, du rapprochement récent entre la philosophie analytique et la philosophie continentale et de la vaste réflexion sur l’université? Certes, la vitesse d’implantation de la pensée postmoderne, la multiplication des post-, l’attrait pour le cyborg, pour la pensée queer et pour les studies peuvent donner l’impression que la pensée aux États-Unis est avide de nouveautés, peu critique d’elle-même et qu’elle n’accorde aucun moment à la contemplation des idées. De cette impression découlent semble-t-il certains préjugés: soit on confond la théorie dans les humanities aux États-Unis avec la seule manière de faire des Cultural studies, soit on considère qu’elle ne vit que d’emprunts intempestifs, comme dans le phénomène de la French theory.Ces préjugés sont loin d’être toujours fondés et reposent très souvent ou bien sur une lecture sommaire de certains numéros de revue ou bien sur de simples rumeurs qui circulent suite à des polémiques, comme celle de la publication du canular de Sokal dans la revue Social text. Qui a remarqué finalement que la formidable lecture de Foucault par Deleuze a été alimentée par la traduction française de l’ouvrage que deux penseurs étatsuniens, Dreyfus et Rabinow, ont consacré au premier? Ce dernier cas illustre parfaitement le sort que l’on réserve aux penseurs étatsuniens hors du réseau anglo-saxon: ils passent inaperçus même lorsqu’ils sont sous nos yeux.
Si j’ai voulu souligner rapidement la méconnaissance que le milieu francophone a de la pensée théorique aux États-Unis, ce n’est pas pour lui redonner du lustre et encore moins pour réparer une longue erreur, mais tout simplement pour proposer de l’aborder sans idées préconçues. Je crois que ce qui motive ce projet découle d’une volonté d’augmenter notre capacité à reconnaître la mondialisation du savoir pour y participer et pour la critiquer. Si l’une des caractéristiques les plus apparentes et les plus connues de la mondialisation correspond à la croissance phénoménale de la vitesse de la communication, l’abolition de pôles centraux de diffusion et de légitimation est sans doute la plus importante. Je pense dès lors que nous devons multiplier nos sources de références, non pas pour accroître la vitesse de notre savoir, mais pour l’étendre tout simplement en reconnaissant qu’il n’a plus de centre de diffusion. Cette ouverture ne doit pas être perçue cependant comme une diminution de l’esprit critique; au contraire, nous devons redoubler de vigilance dans nos lectures à la fois pour ne pas être séduits trop facilement par l’effet de nouveauté et pour ne pas y opposer obstinément une résistance dans le seul but de préserver nos sources de références habituelles. Voilà déjà tout un programme qui indique bien dans quel esprit j’ai proposé d’aborder quelques théoriciens actuels: nous devons essayer de les lire sérieusement en accordant au final un peu moins d’importance au fait que leurs théories sont originaires des États-Unis; nous devons considérer ici le lieu géographique comme l’effet d’un ensemble de circonstances de réseau, un contexte donné et déterminant soit, mais qui ne restreint en rien la pensée théorique a priori. On pourrait peut-être rétorquer que cette entreprise est motivée par la peur de rater quelque chose, de passer à côté de ce qui est à la mode, de paraître, somme toute, dépassés. Un tel affect y joue sans doute un rôle, mais ce dernier semble moins relever de ce projet que du rapport général que nous entretenons tous d’une manière ou d’une autre avec le savoir: quel chercheur, quelle intellectuelle ne ressent pas cette anxiété? C’est dans cet esprit que j’ai invité les collaborateurs à lire quelques ouvrages théoriques parus récemment aux États-Unis.