Actualité du mythe

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Les Mythologies, où, essayant « de réfléchir […] sur quelques mythes de la vie quotidienne », Barthes a« tenté de définir […] le mythe contemporain »,constituent sans doute l’illustration la plus éclatante de la conclusion à laquelle Mircea Eliade en arrivait au milieu du siècle dernier : « […] il est indispensable de reconnaître qu’il n’existe plus de solution de continuité entre le monde “primitif” ou “arriéré” et l’Occident moderne. Il faut prendre conscience de ce qui reste encore de mythique dans une existence moderne. » Et, à propos de cette actualité du mythe, est-il besoin de rappeler la lecture et l’utilisation qu’en a fait Freud (notamment dans la définition du complexe « fondamental » d’Œdipe), puis Jung (pour fonder les notions d’« archétypes » et d’« images primordiales »)? Ce n’est pas seulement sur l’actualité du mythe que s’entendent la sémiologie, l’histoire des religions et la théorie psychanalytique, pour ne m’en tenir, sans exclusive, qu’à ces trois disciplines, mais également sur son « caractère impératif, interpellatoire » (Barthes),« exemplaire » (Eliade), « archétypal » (Jung). Je retiens la façon dont Barthes entrevoit le rapport du mythe à la conduite individuelle et collective. Il n’y a pas de mythes « éternels », propose-t-il, « car c’est l’histoire humaine qui fait passer le réel à l’état de parole, c’est elle seule qui règle la vie et la mort du langage mythique. Lointaine ou non, la mythologie ne peut avoir qu’un fondement historique, car le mythe est une parole choisie par l’histoire : il ne saurait surgir de la “nature” des choses ».

Après ce qu’en ont écrit Eliade, Freud, Jung et Barthes, il ne viendrait à personne l’idée de remettre en question l’actualité du mythe. Sans prétendre à l’exhaustivité, c’est plutôt à la façon dont se manifeste cette actualité que s’intéressent nos collaborateurs. Comment est-elle pensée? Comment s’exprime-t-elle dans les ouvrages de réflexion et d’interprétation, dans la relecture et la réécriture que font des mythes les productions littéraires et artistiques récentes?

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Peut-on trouver terme plus approprié que celui de« télé-mythologie » utilisé par Nicolas Lévesque pour suggérer l’actualité du mythe dans notre civilisation de l’écran sur lequel, du berceau à la mort, nous voyons défiler, à peine déguisés, les héros antiques, dans des scénarios venus du fond des âges? Cela confirmerait, comme l’écrit Georges Leroux en commentant La raison du mythe de Hans Blumenberg, que « la résurgence des mythes sous toutes leurs formes […] n’a rien d’énigmatique; elle ne fait que répéter la fonction de sécurité devant un monde privé de signification ultime ». N’est-ce pas encore cette résurgence que voit à l’œuvre (et discute) Gilles Dupuis dans Nous serons des dieux où Hervé Fischer, autour de l’idée d’« hyperhumanisme », cherche un « autre fondement mythique de la civilisation occidentale »? Je ne puis m’empêcher de voir une parenté entre l’« hyperhumain » de Fischer et l’Icare de la bande dessinée éponyme de Moebius et Taniguchi? C’est du moins ce que m’inspire la remarque d’Éric Paquin voulant que « Jirô Taniguchi a […] préféré oublier la fragile constitution humaine à laquelle nous renvoyait le mythe antique pour satisfaire au fantasme inné de l’homme aspirant à la puissance et à l’immortalité des dieux ». Quant au mythe du labyrinthe, Minotaure.com, Le heaume d’horreur de Viktor Pelevine le repique dans un environnement on ne peut plus actuel, celui du Net.« Imaginez maintenant des personnages incapables de sortir de leur clavardage, faute d’hyperlien »,commente Christian Monnin.

Pour sa part, inspiré par une production théâtrale duChâteau de Kafka, Cédric Dolar « retrouve avec la nuit les heures plus propices à l’habitation de l’imaginaire mythique », « un temps qui poétise et unifie ce qui durant le jour apparaît fortement délimité ». De La fiancée prussienne et autres nouvelles de Iouri Bouïda, Christian Monnin cite cette phrase qui va droit à l’essentiel du mythe : « Les faits, ça meurt, il n’y a que les légendes qui sont éternelles. » Et quand la relecture des « grands récits » de l’Occident se fait elle-même « récit » dans Le temps aboli de Thierry Hentsch, elle met à l’épreuve la durabilité du mythe comme le suggère Pierre L’Hérault : « Et c’est sans doute dans cette confrontation, dans cette contestation verbale qui lui redonne vie que le mythe […] retrouve sa dimension de parole exemplaire, que le muthos et le logos se réconcilient. » Démarche similaire dans La passion des nomades où, selon Emmanuelle Tremblay, « Daniel Castillo Durante revisite le mythe européen de Don Juan dans la perspective de la condition migrante que partagent ses personnages », en lui donnant « un ancrage historique [latino-américain] dans la Conquête ». C’est encore ce nomadisme américain, du nord cette fois, que, reprenant l’expression de Roger Bastide, Jonathan Lamy dégage des nouvelles de Sauvages,dans lesquelles Louis Hamelin se « bricole » une « mythologie personnelle » construite comme « un semblant de rapport à la transcendance, à lui-même ».Enfin, avec l’essai d’André Pratte, Aux pays des merveilles, le mythe nous entraîne résolument — n’était-ce pas inévitable ? — sur le terrain politique. Et, se demande Patrick Poirier, dénonçant les « mythes politiques québécois », l’essayiste échappe-t-il au mythe et à son langage, en leur opposant un « pays réel » qui a tout l’air de relever de la « croyance »?

Ainsi les textes commentés ici montrent de diverses façons comment le mythe agit sur toutes les instances de la vie et de la pensée. À la manière de cette belle figure de passeur que distingue Georges Leroux de l’exposition Ciel et terre de Anselm Kiefer qui se tenait à Montréal — heureuse coïncidence — alors que nous terminions la préparation de ce dossier : « […] ce jeune homme dans une robe blanche, portant un arbre enflammé au cœur de la forêt mythique, n’est-il pas le personnage initiatique, porteur de la mission impossible de sauver l’art allemand après la catastrophe du nazisme et de l’Holocauste? »L’actualité du mythe?

En cela qu’il peut être le fil du sens.