Voyage touristique dans la porno aseptisée

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22.09.2020

Pornodyssée : une saison dans l’industrie pornographique québécoise, Jean-Marc Beausoleil, Montréal, Somme Toute, 2020.

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Auteur d’une dizaine de livres en autant d’années, l’ex-journaliste Jean-Marc Beausoleil nous invite, avec Pornodyssée, à découvrir les coulisses de l’industrie pornographique (hétérosexuelle) québécoise sous la forme d’un « reportage littéraire » ultra-subjectif à la Hunter S. Thompson, « un journalisme participatif où le personnage du journaliste joue un rôle de premier plan ». Pour ce faire, il part à la rencontre d’employé·e·s de compagnies montréalaises comme AD4X, Pegas Productions, Gamma Entertainment, No-Monkeys et MindGeek, dans le but de démystifier aussi bien la production et la diffusion des films pornographiques que l’expérience de ses performeur·euse·s, « race de l’instant [qui] ne sont pas du genre à prendre du recul et ne donnent pas trop dans le métadiscours. » Comme il le dit lui-même, Beausoleil cherche à « valoriser le travail des performeurs et des performeuses, et assumer les conclusions de la révolution sexuelle revendiquant que chacun puisse faire ce qu’il ou elle veut de son corps, tout en dénonçant les conditions de travail générées par l’industrialisation, la production et la diffusion à hyper-grande échelle de vidéos pour adultes. » Mais toute réjouissante que soit cette position, ce n’est malheureusement pas ce qu’on retient de la lecture de cet ouvrage. Bien que les propos recueillis dans Pornodyssée forment un matériau brut intéressant, le traitement que leur fait subir Beausoleil les condamne à n’être qu’une occasion manquée.

Regarder sans toucher

Dès le premier chapitre, Beausoleil nous annonce qu’« il va y avoir pas mal de monde magané dans les pages qui suivent, alors profitons-en [d’abord pour nous attarder sur quelques personnes qui ne le sont pas] ». Déjà, on soupçonne que l’empathie ne sera pas le mot d’ordre de cette « odyssée » touristique. De fait, le regard qu’il pose sur ces performeur·euse·s semble parfois arrogant, hautain, voire condescendant. Lorsqu’il souhaite s’entretenir avec le caméraman d’AD4X, par exemple, celui-ci lui propose de le rencontrer au Solid Gold (bar de danseuses nues) ou au McDonald du métro Atwater, ce qui amène Beausoleil à formuler ce commentaire : « Quel choix d’endroits ! Et ça lui est venu spontanément ! » C’est un exemple parmi d’autres de la distance qu’il maintient avec les gens avec qui il s’entretient, qu’il semble juger inférieur·e·s. Et affirmer « [avoir] le trait parfois acéré du caricaturiste et [nourrir] malgré [lui] des contradictions » ne suffit pas à excuser cette maladresse. Mais le clou dans le cercueil est assurément l’hypocrisie du dernier chapitre, intitulé « Moi aussi », où il partage « [avoir] laissé un homme [lui] faire des attouchements [à l’âge de 16 ans] dans l’espoir qu’il [lui] donnerait de l’argent pour [s’]acheter de la drogue », ce qui lui permet de conclure son livre en disant qu’« [il est] passé près des destins de Guillaume et de Mam Steel [deux performeurs qu’il a rencontrés] : prostitution, porno, avec tout ce que cela comporte ». Achever son livre sur un tel raccourci intellectuel pour tenter de se rapprocher in extremis de son sujet d’étude ne fait qu’ajouter l’insulte à l’injure et confirmer le manque de rigueur et de sensibilité qui traverse tout l’ouvrage.

Et c’est de là que sourd tout le malaise qu’on ressent à la lecture : Beausoleil s’immisce avec sa carte de « journaliste » dans ce milieu auquel il n’appartient pas comme on se rend au cirque le temps d’une journée pour s’amuser des « bêtes de foire » qui y sont présentées. Il utilise lui-même cette métaphore foraine/circassienne pour décrire son projet : « Et s’il y avait un moyen d’explorer le côté forain de l’industrie légale du XXX ? Une sorte de voyage guidé dans le sexe circus ? Un espace, ne serait-ce que temporaire, clandestin, une manière, de biais, d’explorer cet univers interdit par les bonnes mœurs ? Le temps d’une enquête. Le temps de l’écriture. » Car pour celui qui « avai[t] besoin d’écrire et cherchai[t] une idée qui allait intéresser les gens », ce temps de l’enquête et de l’écriture n’est que passager, pour ne pas dire opportuniste ; une fois le livre publié, il passera à un énième projet, comme on consomme la pornographie de façon boulimique en passant d’une scène à l’autre sans jamais y revenir ni prendre le temps de reconnaître tout le travail qui a mené à sa réalisation. C’est probablement pour cette raison qu’on sent que le chapitre « Nympholepsy », où il raconte avoir assisté à un tournage, paraît le point culminant de son enquête, comme s’il y réalisait enfin le fantasme voyeuriste qui semble avoir motivé tout son projet, au point de vivre « une sorte d’épipornophanie ».

La morte-saison

Au-delà des faits historiques et des statistiques que Beausoleil parsème ici et là pour donner une apparence de rigueur et de crédibilité à Pornodyssée, ce qu’il y a de réjouissant et de rafraîchissant dans ce livre, c’est l’esprit communautaire qui transparaît dans plusieurs passages ; les acteur·trice·s du milieu pornographique québécois semblent se connaître, s’épauler et être fier·ère·s de parler de leur travail, qu’ils·elles présentent le plus souvent comme artistique, festif, créatif et audacieux. Beausoleil en vient d’ailleurs à schématiser deux grandes catégories de performeur·euse·s : le monde magané et le monde qui cherche l’attention, c’est‑à‑dire ceux·celles qui ont eu un passé difficile (agression sexuelle, centre jeunesse, etc.) et qui font uniquement du porno pour des raisons monétaires ou pour s’extraire de leur condition, et ceux·celles qui le font pour vivre une expérience, être célèbres et se donner en spectacle. Si la première catégorie témoigne d’un réel problème de société et mérite d’être abordée, elle renvoie aussi à un cliché répandu que Beausoleil n’arrive jamais à dépasser, ce qui confine les témoignages qu’il récolte à l’aplat anecdotique et à la curiosité malsaine. Pour ce qui est de la deuxième catégorie présentée, surtout associée à la nouvelle génération, elle est abordée de manière très superficielle et limitée. On y parle par exemple trop peu de l’influence des réseaux sociaux qui nous incitent à nous promouvoir et à nous mettre en scène, voire pas du tout des nouvelles plateformes comme OnlyFans et JustForFans, qui permettent maintenant à tout le monde de produire et de diffuser son propre contenu pornographique. Si on ne s’attendait bien sûr pas à ce qu’un portrait exhaustif de la production pornographique québécoise tienne en près de cent soixante pages, le fait de s’intéresser presque uniquement à la question des « studios » et des « sex shows » nous donne l’impression d’un contenu daté, d’une enquête paresseuse et mal documentée, ce qui nous fait regretter que les interventions éclairantes d’Éric Falardeau et d’Ava, doctorant·e·s en porn studies, ne se limitent qu’à un seul chapitre à la toute fin du livre.

Pourtant présenté comme un ouvrage qui entend offrir un « portrait ludique et sans concession de l’industrie pornographique québécoise », Pornodyssée manque aussi affreusement de diversité. En fait, suivant la subjectivité désirante de l’auteur, il n’y est question que de pornographie hétérosexuelle. Si on mentionne brièvement le phénomène du « Gay-for-pay » sans le nommer, le manque d’intérêt de l’auteur à cet égard l’amène à ne jamais en souligner le caractère problématique. On ne s’intéresse d’ailleurs jamais en détails à la pornographie gaie, lesbienne ou trans, même si une productrice mentionne au passage que « Montréal, en ce qui concerne le tournage et la production de porno gai, c’est incroyable ». On peut au moins se réjouir qu’un (bref) chapitre soit consacré à l’expérience d’une personne handicapée. Cela dit, il faut saluer l’initiative des éditeurs·trices qui ont choisi d’insérer une note en début d’ouvrage, où ils·elles affirment « [être] conscients et conscientes que le livre n’offre pas un panorama complet de l’industrie pornographique [et que] certains témoignages manquent certainement à l’appel. » Quoique bienvenue, cette note ne fait que raviver notre regret que Beausoleil n’ait pas lui-même su reconnaître cette limite, voire qu’il n’ait pas eu la sensibilité et la curiosité qui aurait permis d’élever Pornodyssée au rang d’ouvrage de référence, au lieu de n’être qu’un journal de bord quelque peu grossier et ressassant des idées convenues. Car, comme le note Mélodie Nelson en préface, si « Beausoleil ne nie pas qu’il part de son regard d’homme [blanc hétéro] et de consommateur de porno [pour écrire son livre] », cette subjectivité, toute valable soit‑elle, ne suffit pas à rendre son propos pertinent, et encore moins innovant ; elle nous fait au contraire oublier que, comme il le dit pourtant lui-même, « pour certains, la pornographie incarne un mode de vie alternatif, une autre forme de sexualité et d’expression de soi que celles préconisées par l’ordre établi. »

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