Voix alchimiques, athanors électroniques

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Photo : Hélène Matte
02.02.2023

Aquaphoneia, direction artistique, conception, composition sonore, design et programmation électronique : Navid Navab; direction artistique, conceptualisation et fabrication : Michael Montanaro; programmation, conception sonore : Peter Van Haaften; éclairage : Nima Navab; installation interactive présentée à Québec du 1 au 19 février à l’Espace 400e, Mois Multi 2023.

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Après une première mondiale en 2016 à Ars Electronica, en Australie, l’installation Aquaphoneia a circulé en Espagne, en Écosse, en Slovénie et en France. C’est maintenant Québec qui la présente dans le cadre de la 24e édition du Mois Multi. On y découvre aussi Liminal, une œuvre interactive de Louis-Philippe Rondeau qui exploite de manière ludique le thème de la métamorphose. Une impressionnante installation du duo Béchard Hudon nous plonge quant à elle dans la biophonie en faisant entendre les sons telluriques des profondeurs fluviales.

Le prologue de l’installation introduit à un « étrange assemblage transform[ant] la voix en eau et l’eau en air. Les sons tombent dans les profondeurs de la corne, où ils sont calcinés, puis liquéfiés. ». Cette énorme corne, d’un alliage propre aux instruments de musique (laiton fait de cuivre et de zinc), est un pavillon de gramophone Edison dont le mécanisme jouxte des fioles de laboratoire. Plutôt que de diffuser la musique gravée sur les sillons, le cône fait office d’oreille et reçoit les dires des visiteurs.

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Photo : Hélène Matte

Son écoute active est la porte d’entrée d’un dispositif qui, par des actions mécaniques et électroniques, épure les locutions pour en tirer une essence physique et sonore. Le colimaçon de l’oreille se compare à un escalier en spirale, susceptible de nous conduire vers les mondes supérieurs. N’est-ce pas en réduisant le langage à sa pulsion première que Aquaphoneia élève les consciences tout en divertissant? Le cône est un girasol dont la masse métallique aux couleurs chaudes contraste avec la froide transparence de l’alambic. Les visiteurs s’avancent d’une station à l’autre. Conduits par la vapeur et l’électronique, leurs mots se transmuent. Dans un bocal, une tornade de vibrations fait onduler la surface liquide. De son, le souffle se fait oscillation. À l’eau mercurielle répond le feu sulfurique, comme la lune et le soleil mêlent leurs courses à l’aurore. S’engagent de nouvelles altérations, bouillie de prosodie et fermentation de vocèmes. Nous sommes en présence du couple primordial des astres du jour et de la nuit.

Initiation alchimique

Réaliser le Grand Œuvre, dans la tradition alchimique, signifie davantage que transformer de vils métaux en or : c’est en quelque sorte imiter la création du monde. Ce monde de contraste totalisant l’espace et le temps est tantôt représenté par un serpent se mangeant la queue, l’Ouboros, tantôt par un cercle entouré d’eaux célestes et évoquant souvent un œil. En perpétuel mouvement, il est régi par un ordre que les savants ont tenté de déchiffrer et d’organiser en principes interreliés. Dans la cosmogonie alchimique, sept planètes sont associées à autant de métaux, susceptibles de connaître sept transformations majeures. La science alchimique emprunte aussi au savant grec Empédocle l’idée que toute chose est composée des quatre éléments (terre, eau, air et feu), eux-mêmes reliés aux quatre sens (goût, ouïe, odorat, vue) puis aux quatre saisons. De même, l’hiver est en rapport à l’eau, au froid… et à l’ouïe. Voilà qui nous ramène au nordique Mois Multi qui présente en plein février une panoplie d’œuvres étonnantes.

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Photo : Hélène Matte

Cette quête inédite est celle des chercheurs créateurs montréalais Navid Navab et Michael Montanaro. Le premier se dit alchimiste des médias et cosmologiste de table, phono-ménologue, perSonificateur et sculpteur audiovisuel. Sa recherche est axée sur l’expérientiel et vise la multisensorialité. En entrevue, Navab compare l’alchimie et l’interdisciplinarité en insistant sur la temporalité de la matière. Montanaro est professeur au Département de danse contemporaine et directeur du Topological Media Lab de l’Université Concordia. Sans le réclamer, son rapport à l’alchimie est mis en évidence dans BodyStitching I, une vidéo expérimentale où la voix de Mérédith Monk représente à elle seule un or potable ou un élixir de jouvence. Dans un jeu de métamorphoses, le traitement visuel du corps en mouvement y rappelle l’esthétique des gravures à eau-forte, caractéristiques de l’imagerie alchimique.

Les noces cosmiques

Au sein de l’installation, la parole est distillée goutte à goutte. Les phrases sont fragmentées, puis les mots deviennent particules sonores et brume spectrale. Cela n’est pas sans rappeler la rosis, la rosée, considérée par les alchimistes comme le fluide cosmique, l’influx séminal divin. Cueillie à l’aube printanière, on la nommait mercure des philosophes ou encore vitriol des sages. Goutte à goutte, Aquaphoniea élimine la sémantique. Dans son laboratoire, les discours sont distillés en flux audio. Ils sont rhuthmos, « manière de fluer » selon Héraclite, « configurations sujettes à changement », répond Benveniste. L’évidement de la parole met concrètement en évidence la voix, et celle-ci est mouvance. Sublimée, elle dit autre chose : c’est du corps qu’elle tire sa substance. Face à Aquaphoniea, les mots du philologue Paul Zumthor (Introduction à la poésie orale, 1983) refont surface : « Chaque syllabe est souffle rythmé par le battement du sang ; et l’énergie de ce souffle, avec l’optimisme de la matière, convertit la question en annonce, la mémoire en prophétie, dissimule les marques de ce qui s’est perdu et qui affecte irrémédiablement le langage et le temps. C’est pourquoi la voix est parole sans parole, épurée, filet vocal qui fragilement nous relie à l’Unique. »

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Photo : Hélène Matte

Étude les mutations, l’alchimie fait parfois du chercheur son objet. La quête alchimique se compare alors à la poésie décrite par Dante dans De vulgari eloquentia. Elle se ligue à l’exercice intime de la pensée pour créer une forma certa : un lieu défini par sa dimension spirituelle, un centre d’où rayonne l’image d’un ordre transcendant. Comme la poésie, la quête alchimique tend vers la musica qui, dans son sens traditionnel remontant à Boèce, signifie harmonie. Serait-ce alors un extrait de l’harmonie des sphères que nous fait entendre Aquaphonia ? En combinant la haute technologie à l’acousmatique par sa transsubstantiation de la voix, l’œuvre nous introduit au prisma sapienta, le savoir primordial que poursuit l’alchimie. L’accouplement cosmique à laquelle l’œuvre convie – et qui résume l’ensemble des connaissances alchimiques – est ce mariage, officié par l’imagination, entre les arts et les sciences.

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Photo : Hélène Matte

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