Une occasion manquée

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Nick Sousanis, Unflattening, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2015.

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Aborder la bande dessinée de manière conceptuelle et théorique sous forme de bande dessinée est une approche qui a fait ses preuves. La démonstration la plus célèbre et éclatante de cette formule est sans conteste Understanding Comics de Scott McCloud, qui, en dépit de ses quelques failles sur le plan de l’argumentation /01 /01
À titre d’exemple, McCloud propose la définition suivante de la bande dessinée : « Juxtaposed pictorial and other images in deliberate sequence, intended to convey information and/or to produce an aesthetic response in the viewer » ; or, cette définition pourrait également être utilisée pour décrire les broderies médiévales ou les triptyques de peinture. McCloud donne également comme caractéristique spécifique à la bande dessinée la présence systématique d’ellipses entre chaque case, alors que les « blancs » de Iser ou le hors-champ cinématographique constituent autant d’interstices qui participent à la réception des œuvres artistiques.
, a contribué par son originalité et sa facilité d’accès à donner ses lettres de noblesse au 9e art dans le champ académique. C’est dans cette lignée que s’inscrit l’essai en forme de bande dessinée Unflattening de Nick Sousanis, bien que les faiblesses de celui-ci soient beaucoup plus importantes.

Plaidoyer en faveur de la pensée visuelle et de la perspective croisée que permet le décodage d’un message hybride formé de texte et d’image, Unflattening est ainsi un essai qui ne cache pas son parti pris anti-logocentriste. L’introduction décrit un monde où les humains sont conditionnés à une étroitesse d’esprit nuisible; cette entrée en matière qui doit beaucoup à la vision dystopique d’Aldous Huxley et son Brave New World est le premier signe de la manière réductrice avec laquelle Sousanis traite de questions par ailleurs fort complexes. En effet, attribuer le manque d’éducation visuelle du sujet contemporain à une sorte de logique conspirationniste de contrôle de la population, dont le remède tiendrait à un décloisonnement de l’esprit, tient davantage de la naïveté que de la lucidité. Il est d’autant plus étonnant de constater la simplicité du propos de Sousanis que l’un des points d’orgues de son propos est le roman satirique Flatland d’Edwin Abbott Abbott, œuvre dont l’humour repose sur la lecture au second niveau des propos naïfs du personnage principal /02 /02
Flatland est un récit campé dans un univers à deux dimensions régi par des normes sociales très strictes; en plus d’une attaque à peine déguisée contre la société victorienne et sa hiérarchisation très rigide, la description de ce monde dans les premiers chapitres devient par la bande une critique du sexisme et de l’eugénisme. Les chapitres suivants de l’œuvre décrivent le passage par le narrateur, un simple carré, à de nouveaux plans d’existence, soient le monde en une et en trois dimensions. Ainsi, une des idées au cœur du roman est qu’une nouvelle perspective sur le monde permet d’ouvrir sa pensée à des conceptions différentes, et par conséquent que l’étroitesse d’esprit limite considérablement le développement intellectuel.
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Unflattening cherche à convaincre le lecteur que la séparation nette du texte et de l’image n’est pas constructive et qu’un croisement de ces deux modes d’expression au sein d’un même message est souhaitable, parce que la complémentarité permise par cette hybridation ne peut qu’enrichir la communication. Ce qui est juste, mais puisque personne ne conteste cette affirmation, il est quelque peu étonnant que l’auteur s’acharne à enfoncer une porte ouverte.

De plus, le recours à la bande dessinée est évidemment judicieux compte tenu du propos, mais Sousanis fait un usage très limité du potentiel expressif propre au couplage texte-image. En contradiction même avec sa posture anti-logocentriste, les images semblent généralement à la remorque du texte, et bien que les métaphores visuelles proposées par Sousanis soient bien trouvées, la redondance verbo-visuelle de son propos en vient presque à alourdir la lecture.

La richesse du rapport texte-image tient plutôt à mon sens dans l’ambiguïté qui peut se glisser entre les deux termes du couple, voire dans une contradiction franche qui assume pleinement la part d’oscillation sémiotique inhérente à ce rapport. Or, comme Sousanis cherche plutôt à aplanir ces ambiguïtés autant que faire se peut, il fait l’impasse sur une des constituantes déterminantes de son sujet et manque une occasion importante de démontrer la polyvalence de l’approche communicationnelle dont il plaide la pertinence.

Il faut également mentionner que l’usage de la bande dessinée sur le plan technique laisse quelquefois à désirer : les mises en page de Sousanis sont souvent trop audacieuses pour son propre bien et le fil de la lecture est difficile à repérer en raison de la dispersion souvent chaotique des éléments formels. Une page chargée et éclatée peut très bien fonctionner comme effet esthétique, mais nuira à la lecture lorsque l’objectif est de proposer un discours suivi, dont la logique argumentative repose sur la linéarité. Un peu de retenue aurait largement contribué à la clarté d’Unflattening, ou à tout le moins, à sa lisibilité.

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source : http://www.openculture.com/2015/06/doctoral-dissertation-as-a-graphic-no…

Sousanis cherche à appuyer son propos à grand renforts de références. Ce barrage de citations, dont la brièveté a pour conséquence malheureuse de résorber la complexité des penseurs convoqués, sert davantage à démontrer l’érudition de l’auteur qu’à alimenter son discours. Et force est de constater que Sousanis se permet parfois des extrapolations à partir de citations très brèves qui frisent la malhonnêteté intellectuelle, comme lorsqu’il allègue que René Descartes était logocentriste en s’appuyant sur le cogito ergo sum pour déclarer « For Descartes, thinking was everything and thinking meant words – inner speech. Through this dissection, mind was divorced from the senses… Leaving us disembodied… afloat in a sea of words ». Or, considérant l’apport important de Descartes à l’optique – il s’est notamment penché sur le phénomène de la réfraction lumineuse -, je vois mal comment on peut affirmer que ce philosophe n’ait pu concevoir que la pensée était également visuelle.

Ma lecture très sévère de cet essai s’explique en bonne partie par le fait que j’espérais mieux de la part d’un ouvrage qui avait le potentiel d’avoir le même rejaillissement positif que ne l’avait eu Understanding Comics pour la bande dessinée une vingtaine d’années plus tôt. Mes attentes ont été déçues; bien qu’il y ait des intentions nobles à la base du projet de Sousanis, son exécution peu maîtrisée sur le plan de la forme et beaucoup trop superficielle sur le plan du contenu a abouti sur un résultat malhabile.

 

 

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À titre d’exemple, McCloud propose la définition suivante de la bande dessinée : « Juxtaposed pictorial and other images in deliberate sequence, intended to convey information and/or to produce an aesthetic response in the viewer » ; or, cette définition pourrait également être utilisée pour décrire les broderies médiévales ou les triptyques de peinture. McCloud donne également comme caractéristique spécifique à la bande dessinée la présence systématique d’ellipses entre chaque case, alors que les « blancs » de Iser ou le hors-champ cinématographique constituent autant d’interstices qui participent à la réception des œuvres artistiques.
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Flatland est un récit campé dans un univers à deux dimensions régi par des normes sociales très strictes; en plus d’une attaque à peine déguisée contre la société victorienne et sa hiérarchisation très rigide, la description de ce monde dans les premiers chapitres devient par la bande une critique du sexisme et de l’eugénisme. Les chapitres suivants de l’œuvre décrivent le passage par le narrateur, un simple carré, à de nouveaux plans d’existence, soient le monde en une et en trois dimensions. Ainsi, une des idées au cœur du roman est qu’une nouvelle perspective sur le monde permet d’ouvrir sa pensée à des conceptions différentes, et par conséquent que l’étroitesse d’esprit limite considérablement le développement intellectuel.

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