Une entreprise impossible et nécessaire

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18.11.2019

Zéro, texte, interprétation et mise en scène : Mani Soleymanlou ; assistanat à la mise en scène : Jean Gaudreau ; éclairage : Erwann Bernard ; conception sonore : Larsen Lupin : composition originale : Albin de la Simone ; direction de production : Catherine Lafrenière ; direction technique : Éric le Brec’h. Une coproduction d’Orange Noyée et du Théâtre français du CNA. Présenté au Théâtre de la Chapelle du 11 au 23 novembre 2019.

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Repartir à zéro ?

Zéro, précise Mani Soleymanlou dans les premières minutes de son plus récent spectacle, vient de sefr, c’est-à-dire « le vide » en arabe. En soulignant cette origine, le comédien expose d’emblée son projet : il s’agit de se délester dans l’espoir d’un nouveau départ.

Zéro marque donc la fin d’un cycle théâtral amorcé avec Un (2012), Deux (2013) et Trois (2014), et poursuivi avec Ils étaient quatre (2015), Cinq à sept (2015), Huit (2017) et Neuf [titre provisoire] (2018). Par cette tentative de conclusion, il s’agit également de se défaire d’une obsession : celle de l’identité, qui traverse tous les spectacles de Soleymanlou. Comme l’artiste l’indique malicieusement, c’est ce qui rend son théâtre reconnaissable, au même titre que l’inceste, le mythe et la « guerre-dans-un-pays-lointain-qui-n’est-surtout-pas-le-Liban » nous situent immédiatement chez Wajdi Mouawad. De fait, de pièce en pièce, Soleymanlou a développé une réflexion en actes très singulière. À partir d’une méditation sur son rapport aussi viscéral que lointain à son pays d’origine, l’Iran, et sur la multiplicité de ses appartenances, le comédien s’est interrogé sur la définition des diverses communautés auxquelles il appartient, ou qu’il côtoie : les immigrés dans Trois, les hommes puis les femmes de sa génération dans Ils étaient quatre et Cinq à sept, les artistes dans Huit et Neuf. Si ces spectacles foisonnants abordent de nombreux enjeux, ils se rattachent au fond à une question centrale : qu’est-ce qui me constitue à l’intérieur des différents « nous » auxquels je me rattache ?   

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Évacuer en un spectacle une interrogation aussi complexe peut apparaître comme une entreprise difficile, voire impossible. C’est ce que suggère la scénographie : la quarantaine de chaises qui constituaient le décor de Trois sont ici entassées, formant une masse inextricable devant laquelle le comédien, armé de son seul micro, paraît bien seul. Dans cet amas métallique, on peut voir un symbole des questions sans réponse qui se sont accumulées de spectacle en spectacle, mais aussi la représentation d’un monstre typiquement contemporain : le réflexe identitaire, qui ne cesse de faire retour dans le débat public. Clairement dénoncé par Soleymanlou, ce réflexe empêche les individus de se définir autrement que par leur origine, au risque de l’enfermement et du schématisme, les « Souchiens » s’opposant artificiellement à ceux qui sont issus d’une diversité dont on ne sait pas exactement à quoi elle correspond, sinon à la volonté de tracer une frontière faussement rassurante entre « nous » et « les autres ». 

Le rire politique du bouffon

Lutte d’un comédien contre une obsession personnelle et partagée, Zéro pourrait donner lieu à un spectacle grave, et infiniment mélancolique, à l’image de sa séquence d’ouverture. Sur une bande-son composée par Albin de la Simone, Soleymanlou construit une scène cinématographique digne d’un film noir. Nous sommes au début des années 1980, en Iran : seul à dix heures du soir, dans son bureau, un verre de whisky à la main, le père de Mani appelle sa mère. Si l’on ne comprend pas exactement de quoi il s’agit (le dialogue est en farsi), on sent bien que l’heure est grave : une scène cruciale est en train de se jouer, qui décidera de l’exil de toute la famille. 

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Pourtant, fidèle à son art du contrepoint, le comédien rompt très vite avec cette tonalité tragique, pour amorcer une improvisation calculée sur le spectacle qu’il est en train de construire. Tout en nous faisant part de ses doutes et de ses idées (plus ou moins brillantes !), Soleymanlou multiplie les digressions, évoquant ses relations avec son fils de quatre ans ou encore ses tentatives burlesques pour atteindre un objectif « zéro déchet ». Avec un talent digne des meilleurs stand-ups, toujours au bord du ratage, à la limite d’une simple conversation à bâtons rompus avec le public, Soleymanlou traite son sujet, l’air de rien. Mieux : il redonne au monologue comique l’impact politique qu’il a trop rarement sur les scènes contemporaines et inscrit son spectacle dans la grande tradition des bouffons, pourfendeurs à la fois bonhommes et impitoyables des ridicules de leur époque. La structure en apparence aléatoire de Zéro permet au comédien de multiplier les tacles, en particulier contre tous ceux qui nourrissent le monstre identitaire pour gonfler leurs propres égos. De célèbres chroniqueurs du Journal de Montréal sont évidemment visés, mais Soleymanlou ne s’arrête pas à un rire de connivence, destiné à flatter la bonne conscience de « la gauche ». Parce qu’il se situe lui-même sous le feu de la critique, l’artiste provoque un rire bien plus complexe, et fécond.

Que transmettons-nous ?

Ce rire n’empêche ni l’émotion ni la profondeur. À mesure que le spectacle se déploie, on comprend que son fil conducteur est la question de la transmission : le père de Soleymanlou et son fils sont en effet des figures récurrentes de Zéro. Le problème de l’identité est alors déplacé : il ne s’agit pas tant d’effacer ses propres origines (entreprise utopique) que de savoir quoi léguer à la génération suivante. La question se pose bien sûr pour Soleymanlou. D’un côté, il a y a la tentation de la coupure radicale : ne rien apprendre à son fils de la culture iranienne pour lui éviter d’être entravé par un legs nostalgique ou enfermé dans la case de l’altérité, comme Soleymanlou lui-même a pu l’être. De l’autre, le risque, effrayant, que ce fils ne puisse plus comprendre son propre grand-père et qu’il grandisse avec, en lui, un vide impossible à combler. La réflexion pourrait s’arrêter là, et permettre de mesurer le dilemme qui déchire tant d’immigrés ou d’enfants d’immigrés, dans un contexte de plus en plus marqué par l’obsession de l’assimilation. Mais Soleymanlou va plus loin, et renvoie la question à la salle et au Québec contemporain : que transmettons-nous à nos enfants lorsque nous leur présentons le pays où ils vivent comme un bastion menacé par l’irruption de la différence ?

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crédits photos : Jean-François Hétu

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