Un théâtre dur?

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04.06.2016

Logique du pire. Texte d’Étienne Lepage dans une mise en scène de Frédérick Gravel et Étienne Lepage ; scénographie et costumes de Romain Fabre ; lumière d’Alexandre Pilon-Guay ; musique de Robert M. Lepage. Un spectacle d’Étienne Lepage en coproduction avec le Festival TransAmériques et le Théâtre de l’Ancre (Charleroi), présenté en première à la Cinquième Salle de la Place des Arts, du 3 au 5 juin 2016, dans le cadre du Festival TransAmériques.

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On l’avait au départ annoncé comme un spectacle de théâtre et de danse, maintenant au plus les comédiens s’agitent-ils une minute ou deux sur la chanson «Stronger Everyday» qui compose l’album Cirkopolis du Cirque Éloize. Par ailleurs, l’esthétique extrêmement léchée et désincarnée de la photo de production ne se rapproche en rien du spectacle puisque Logique du pire est présenté sur un plateau nu où la seule chambre à coucher évoquée sera détruite en quelques minutes dans une narration digne d’un scénario de James Bond. Bref, il y a tout à parier que Logique du pire d’Étienne Lepage et Frédérick Gravel, qui en sont à leur deuxième collaboration, a passablement évolué dans le cadre de sa résidence de création à la Place des Arts.

 

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Dans la Cinquième salle complètement dépourvue de tout accessoire sinon un sofa, deux micros sur pied ainsi qu’une petite table sur laquelle est posée une console de mixage, les trentenaires penseront le pire en une dizaine de tableaux indépendants produisant un «effet global qui les dépasse», annonce-t-on d’entrée de jeu. Avec une fougue certaine et beaucoup d’humour, les trois hommes et deux femmes expliqueront, en solo ou en groupe, comment ils (ne) font (pas) face aux situations souvent loufoques de leur quotidien.

Parmi celles-ci, mentionnons la scène, qu’on mimera par la suite en trente secondes, où la toujours décapante Marilyn Perreault défonce le crâne de Yannick Chapdelaine – que figure un melon – avec une poignée de porte, petit drame auquel elle répondra que «ça sert à rien de se demander pourquoi», se contentant plutôt d’enrouler le cadavre dans un vieux tapis avant de le pousser à l’extérieur pour qu’il soit immédiatement ramassé par les éboueurs ; ou encore le récit du solide Alex Bergeron qui, après avoir lancé à sa compagne – qui n’en pourra bientôt plus – : «On fait de la sexualité!», se masturbera jusqu’à s’en exploser le pénis qui finira apparemment par ressembler, entre autres choses, à une grappe de raisins et à du tartare.

Tous ces tableaux, au demeurant parfois malaisants tellement ils sont saugrenus, ne manquent pas de divertir en même temps qu’ils sont traversés par les réflexions généralement étonnantes des protagonistes qui semblent les vivre sans trop s’en préoccuper. Le tout est livré dans un style direct, sobre, le plus clair du temps à peine joué, dans une mise en scène très épurée.

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Dans l’entretien avec les créateurs qui sert de programme du spectacle, Lepage déclare : «Je pense que chacun de mes textes est une proposition assez dure sur le monde. Leur ton peut être comique, touchant, brutal, mais ils expriment toujours une même préoccupation philosophique de s’approcher du pire, du laid, du cruel, du sombre.» Il y a effectivement là une certaine dureté, et on revendiquera à plusieurs reprises dans le spectacle la «nécessité de toute cruauté». Cependant que cette dureté soit à ce point assumée m’a semblé l’amoindrir quelque peu ; j’ai perçu plus de cruauté dans les personnages d’un David Paquet, par exemple, justement parce que ceux-ci ne s’en réclament pas, étant plus innocents dès le départ. Je mentionne Paquet puisque Logique du pire m’a fait penser aux univers absurdes qu’il ne cesse de créer.

Ici il y a bel et bien un effet global qui se dégage de l’ensemble, mais aussi le sentiment, après qu’à la toute fin la question «Est-ce qu’on doit pas juste tout arrêter?» est lancée, que les «Sauve-toi en courant» résonnent davantage que les «Frappe!». Si les trentenaires – plus que toute autre génération? – ont l’impression de vivre une existence «où le pire est presque certain d’arriver», n’est-ce pas parce qu’ils n’ont pas trouvé d’autres solutions que celle d’en parler?

crédit photos : Denis Farley

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