Un témoignage difficile, une enveloppe exquise

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La grosse laide, Marie-Noëlle Hébert, XYZ, collection « Quai numéro 5 », 2019, 104 p.

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Bien que je la recommande fortement, je ne peux absolument pas promettre que la lecture de La grosse laide de Marie-Noëlle Hébert (récipiendaire du prix des libraires 2019 dans la catégorie Bande dessinée) sera une expérience agréable. Bien des mots me viennent à l’esprit en repensant à cette œuvre : glauque, lourd, dense, pénible, déprimant. Toutefois, ceux-ci décrivent davantage l’expérience que partage l’artiste dans son projet autobiographique que mon expérience de lecture en soi. De fait, l’habileté d’Hébert tient au fait que son témoignage personnel, livré en peu de mots et avec des illustrations exceptionnelles, communique jusqu’au point de partager avec le lecteur une série de sentiments pesants. Si la lecture de cette bande dessinée ne s’effectue pas de gaieté de cœur et ne provoquera, au final, que très peu de réconfort, il n’en demeure pas moins qu’elle est importante.

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La grosse laide retrace, dans un ordre relativement chronologique qui se permet de nombreux allers-retours, le conflit tumultueux vécu par Marie-Noëlle face à son image corporelle, qu’elle a longtemps détestée et appris tardivement, grâce à l’aide d’une amie et d’une thérapeute, à accepter, apprécier et même aimer. En plus de partager avec une candeur allant jusqu’à la cruauté les sentiments sombres et les accusations dures envers elle-même qu’elle formulait en son for intérieur, la narratrice dévoile également combien les pressions extérieures variées – de ses figurines de princesses filiformes à ses camarades écolières en passant par les remarques, parfois maladroites, parfois volontairement cruelles, des membres de sa famille – ont longtemps amplifié le mal-être de Marie-Noëlle.

Chiaroscuro

Le récit est touchant mais assez peu garni. Il faut dire que l’artiste fait preuve d’une grande économie dans l’écriture de ses textes, toujours assez succincts, efficaces et bien trouvés. C’est donc principalement par l’image que s’exprime Hébert et, lorsque vient le temps de fournir du visuel, elle s’avère des plus généreuses. Le dessin, entièrement réalisé au crayon de plomb, est tout simplement exceptionnel : chaque image construit des volumes et des poids avec une habileté sidérante grâce à un maniement hors-pair du clair-obscur. La majorité des cases ne sont pas très chargées d’informations visuelles (une attention considérable est accordée aux expressions faciales, qui sont éloquentes) mais sont très élaborées, ce qui leur confère un aspect à la fois vaporeux et dense.

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Hébert fait également un usage habile des propriétés tabulaires de la mise en page à quelques reprises, en découpant et étalant sur plusieurs cases des actions comme se regarder dans le miroir afin de mieux débusquer les imperfections de son visage ou s’infliger le supplice du pèse-poids. Plutôt que de se contenter de proposer un récit dans une suite d’images, l’artiste explore la forme, la taille et l’enchaînement des cases afin de créer des séquences aux rythmes variés. L’utilisation exemplaire du média par Hébert – son usage parcimonieux et judicieux du texte, son dessin d’une maîtrise époustouflante et son emploi des codes formels du 9e art – est digne d’une artiste chevronnée et force l’admiration.

Prendre par les sentiments

Un autre aspect de l’œuvre que j’ai beaucoup apprécié est que le sujet n’est pas abordé de manière militante ou explicitement engagée, même s’il est assez évident qu’il y est question d’image corporelle et de grossophobie. Non pas qu’une telle démarche serait contre-indiquée – l’essai, le manifeste, le pamphlet et le documentaire sont des formes tout aussi valides que les autres, et qui peuvent bien fonctionner en bande dessinée –, mais l’approche adoptée par Hébert, où elle confie plusieurs moments, enjeux et aspects de la situation qu’elle a vécu en souffrant de ne pas se trouver belle si longtemps, a une valeur de témoignage qui a le potentiel de convaincre en prenant par les tripes davantage que par la tête.

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Lire La grosse laide ne laissera pas indemne. C’est une expérience exquise et raffinée sur le plan esthétique, éprouvante et pénible sur le plan émotif, instructive et articulée sur le plan intellectuel. C’est aussi, de manière générale, un bon signe pour la bande dessinée québécoise que cette œuvre ait été accueillie et publiée par une maison d’édition (XYZ) et dans une collection (Quai n. 5) qui n’est pas spécifiquement connue et reconnue pour cela. Il demeure essentiel que des maisons d’éditions spécialisées dans la bande dessinée comme Pow Pow, La Pastèque et Nouvelle Adresse existent et prospèrent, mais si les maisons d’édition littéraires « traditionnelles » accordent un peu de place dans leurs catalogues à des livres faits d’images et de textes, ça ne peut être qu’au bénéfice du lectorat en général.

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