Un festival de théâtre et de danse ne se changera pas en une plateforme désincarnée

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27.05.2020

Entretien avec Martin Faucher, directeur artistique du FTA

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À l’heure où le Festival TransAmérique 2020 devait battre son plein, une nouvelle poésie du monde émerge de ce qui préoccupe les artistes. Dans cet entretien, Martin Faucher a choisi de penser aux lendemains en provoquant la réflexion.

Guylaine Massoutre : Un festival peut-il devenir virtuel ? Quels sont les principaux écueils imposés aux arts vivants par le virage lié à la pandémie ?

Martin Faucher : C’est immense, parce que le numérique est un langage en soi. Premièrement, la plupart des théâtres montréalais ne sont ni techniquement équipés ni budgétairement pourvus en ce sens. Deuxièmement, les œuvres ne sont pas pensées dans cette perspective. On ne peut pas transposer rapidement un spectacle scénique à l’écran, sans contrevenir à l’esprit premier du projet. Ce n’est pas impossible : certaines œuvres numériques sont de purs chefs d’œuvre, tel Amélia de Edouard Lock ; mais il a fallu un ou deux ans à l’artiste pour transposer sa chorégraphie dans un autre langage.

Le terme même de numérique est confus. Est-il question de communication, de moyen de promotion ou d’outil artistique? La création de Marie Brassard au Festival devait utiliser des projections numériques comme un des éléments scéniques. Il faut clarifier ce qu’on entend par ce terme. Est-ce une orientation transitoire ou une tendance lourde ?

La difficulté éprouvée à tourner sur tout le territoire québécois nous a montré que si on communiquait nos spectacles sur le mode numérique, les diffuseurs pourraient se désengager. Si c’est presque aussi bon à l’écran, pourquoi déplacer des artistes ? L’enjeu est d’importance. Les supports numériques ont été un début de descente aux enfers financier pour les chanteurs québécois. C’est un outil à manipuler avec parcimonie.

GM : S’évader en ligne est une alternative à la vie restreinte en collectivité. Les arts scéniques sont-ils un art d’évasion ?

MF : C’est un art d’évasion intérieur, un moment où on met le temps entre parenthèses. Quand on entre dans un théâtre, on n’est plus maître de ce qu’on voit, on s’abandonne à quelqu’un d’autre qui décide du temps. L’évasion, intime, offre un fantastique voyage à l’intérieur de soi.

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GM : Comment avez-vous réagi aux événements présents ?

MF : La première nécessité a été un geste de survie artistique. Je voyais bien que ni ma programmation, élaborée depuis dix-huit mois, ni les projets en chantier n’auraient lieu. On a pensé présenter les créations qui se donnent dans des petites salles. Mais, vu l’ampleur de la pandémie, j’avais du mal à croire que tout serait réglé en deux mois.

J’ai donc décidé de maintenir un dévoilement de programmation, pour que les 22 spectacles existent dans l’espace public. Ce geste a soudé notre équipe, en rendant le travail visible. Les artistes ont aussi ressenti la fierté de voir annoncé ce qu’ils devaient présenter. Pour ces spectacles et ces projets, une autre vie débutait.

Comme directeur artistique, énumérer des pièces m’était insuffisant. Quand j’élabore un festival, c’est un paysage, fait de relations des pièces entre elles et avec moi. L’écriture m’a permis d’aller au bout de ce rêve et de puiser à même ma relation au théâtre et à la danse montréalaise, très particulière par son énergie créatrice. La question — quelle est cette pandémie-là? — est douloureuse, mais c’est une parenthèse bénéfique pour inscrire les spectacles plus largement que sur la scène. Mes six carnets forment un voyage inusité dans ma vision de cette 35e édition du festival, et j’en resterai habité.

GM : Vous donnez une réponse poétique à l’annulation des spectacles. Sur quelles inventions les nouvelles formes organisationnelles de l’esprit communautaire débouchent-elles ?

MF : On s’est beaucoup questionné sur ce « festival-malgré-tout ». Allait-on mettre des vidéos en ligne de spectacles d’Alain Platel ? Des extraits de pièces d’artistes qu’on allait présenter ? J’ai été fasciné et affolé par la surabondance de propositions sur le Net. Il y a un hiatus entre cette vague et le silence qui règne partout. Qu’est-ce que le festival doit apporter au public ? J’ai été sensible à ne pas brusquer la situation par ma réponse. Sans renoncer à l’audace, j’ai choisi l’écoute et la délicatesse.

La société est fragilisée et s’interroge sur son avenir. J’ai privilégié l’intimité, grâce à des gestes d’écriture, de lecture et d’audition. Les balados des penseurs devaient avoir lieu au Quartier général, en live ; on les présente sans mode spectaculaire. Les artistes étaient réticents à se donner en images, sans recul, sans leur création : on les a respectés. On a aussi fait une campagne de réaffichage, avec le ciel en vedette et des plans diaphanes sur les murs montréalais. La douceur m’habite en ce moment.

GM : Des chemins opposés se croisent au Festival. Certains artistes se référent à une métaphysique de fin d’un monde, d’autres appellent à un recentrement politique de la communauté. Du confinement qui oblige les peuples à se regarder à travers un virus microscopique, que voyez-vous ?

MF : Depuis quatre ans, j’ai vu beaucoup de spectacles qui parlent de la fin du monde, d’une époque ou des idées et d’une génération d’artistes. On avait invité Peter Brook, par exemple. J’ai le privilège d’être en contact avec des artistes qui ont commencé à œuvrer dans les dernières décennies et sont en fin de parcours. Krystian Lupa, notament, est venu il y a deux ans. Une vision du monde a émergé de l’après-guerre, et a trouvé son apogée dans les années 80, laissant place à autre chose. J’ai vu des spectacles de Diamond Stage (à New York), Dying Together (performance créée à Rotterdam), The Way She Dies (des Flamands tg STAN et du Portugais Tiago Rodrigues), où le mot mort est omniprésent. Je dois en témoigner.

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En parallèle, je suis certain que le monde connaît une révolution. Avec le mouvement #MeToo vient la fin d’abus de pouvoirs et le corps des femmes se libère ; il y a deux ans, avec SLĀV et Kanata, on a dit « Vous n’avez pas le droit de parler à ma place, de faire cela sur scène. Je suis mal représentée ». De la révolution du corps, aussi, vient un vocabulaire qui évolue, comme l’écriture épicène. On a de la difficulté à nommer ce qui se modifie, se raffine et se contredit. Ce sont des faits éminemment politiques, et la pandémie suit la même logique : plus rien ne tient dans l’ordre des choses.

Les personnes les plus importantes sont sur le terrain, en agriculture, sur le plancher des hôpitaux et des CHSLD. Ces gagne-petit changent nos rapports à l’argent et la valeur qu’on accorde à ces tâches dont on dépend. On a été négligents. Or, je trouve que les artistes font du travail de terrain. Jour après jour, répéter, c’est cultiver un jardin, fragile, et le présenter chaque soir au public.

GM : Comment les cultures du monde, démocratisées, intègrent-elles des écritures pointues, choquantes, singulières ?

MF : Les écritures émergentes, contestataires et marginales ne sont pas les plus sexy : ces spectacles s’inscrivent dans des jauges plus petites, faisant apparaître le fait que le Festival est aussi une entreprise. Pour l’homme d’affaires que je suis, il faut des pièces à succès et, en même temps, une programmation qui satisfasse l’artiste que je suis également. J’ai conscience des corps marginaux et des paroles artistiques fortes, même inachevées. Le Festival repose sur ces extrêmes.

GM : Les arts collaboratifs, explorés depuis longtemps par le multimédia, proposent-ils une issue à la vulnérabilité du corps face à la pandémie ?

MF : L’expérience technologique ne m’intéresse pas, sauf si elle révèle le corps, si la loupe met en jeu mon regard et me permet d’entrer dans les méandres émotifs de la personne sur le plateau.

Les nouvelles façons d’être ensemble dans la co-création font appel au savoir de tous, si divers, même en chacun. La collaboration artistique multiplie les approches dans un périmètre serré. Je pense à Meg Start, à François Chaignaud, avec Lino Laisné, qui construisent des spectacles qui n’ont rien des « couleurs unies de Benetton » ; ils sont forts et singuliers. J’essaie de repérer de telles expériences.

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GM : Le théâtre et la danse peuvent-ils se passer de la sensorialité de la présence ?

MF : Je ne peux pas imaginer le théâtre devenir le cinéma. Voir un spectacle sans être ensemble, c’est une catastrophe. Je ne travaille au Festival qu’avec une somme de gestes intimes, les uns après les autres. On peut distancer les gens un certain temps, mais il faudra accéder de nouveau à la scène. Les performances de musée, ou pour un seul spectateur, cela existe, mais le plaisir de partager avec 800 personnes ce qui nous réunit produit une fulgurance et doit continuer.

Un festival comme le FTA est déraisonnable, comme l’est un livre de bibliothèque qui n’a pas été emprunté depuis quinze ans. Les musées sont remplis de toiles qu’on regarde à peine. Les arts vivants sont là pour occuper un temps déraisonnable. Nos plus grands spectacles ne rentrent pas dans la logique comptable de 100 000 personnes. Les plateformes nous désensibilisent. Je pense que l’art du regard est ce qui s’est perdu le plus depuis trente ans.

Grâce à Internet, on a accès comme jamais à l’information, et pourtant, on ne la lit pas. Jamais le monde entier ne s’est davantage tourné vers des fascistes, des démagogues et des crétins. C’est troublant ! Notre festival oblige à un regard nuancé, qui provoque l’incompréhension, le malaise et la critique, qui nous sort d’une zone consensuelle. Nos dirigeants collent encore à des logiques de profit, d’après-guerre, qui mettent nos systèmes de santé ou d’éducation en faillite. Les artistes nous ont alertés depuis longtemps ! Mais on préfère les touche-à-tout, les généralistes…

Romances inciertos, un autre Orlando

GM : La retraite vers l’intime ne signifie pas une guerre perdue. Accélère-t-elle, au contraire, la création ?

MF : J’ai fait une retraite de silence à St-Benoit-du-Lac, cet automne. Le monde est actuellement en retraite. Ce qui se passe pour moi prolonge cette méditation. Il faut profiter au maximum de ce moment sabbatique, car la nature nous parle dans ce silence, dans la terreur, et offre l’occasion formidable de nous ressourcer.

crédits photos: Chris Van der Burght. Simon Annand, Marlène Gélineau-Payette, Nino Laisné.

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