Un air de Pina avec Raimund Hoghe

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12.04.2018

Concept et chorégraphie : Raimund Hoghe; collaboration artistique : Luca Giacomo Schulte; interprétation : Raimund Hoghe et Takashi Ueno; lumières : Raimund Hoghe, Amaury Seval ; son : Silas Bieri ; une production de Raimund Hoghe, Hoghe & Schulte GBR (Düsseldorf) en coproduction avec le Festival d’automne à Paris, Théâtre Garonne (Toulouse), Theater im pumpenhaus (Münster). Présenté à l’Usine C (Montréal) les 10 et 11 avril.

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Il a beau être unique, surprendre l’œil par la dérive de son physique inattendu dans l’univers des danseurs généralement si beaux, gêner certains pour le handicap qu’il assume en scène, et il a beau dévoiler sa petitesse et sa verticalité torve, un paradoxe là où des normes tyranniques président à la carrière, il danse. Raimund Hoghe ose un Pas de deux non conforme, mais il l’inscrit dans le corpus le plus classique des pas dansés.

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Pure oreille musicale, captif de l’art de la présence à l’autre danseur, dans le grand silence cérémonial qu’il orchestre, il écoute. Être singulier, il est l’homme des solos qu’il sait conjuguer : tel se présente Raimund Hoghe dans son Pas de deux, maître de la dignité et de l’intégrité, tout de noir vêtu, droit sur ses geta japonaises, ces sandales de bois qu’il porte en faisant de tout petits pas tronqués.

Avant qu’Hoghe n’entre subrepticement en scène, le danseur Takashi Ueno l’y a précédé avec le geste de verser sur son propre corps une eau lustrale qui dégoutte par un mince filet le long de son avant-bras. Ceci est mon corps, mon sang transparent, mon énergie naturelle, semble-t-il signifier en se purifiant. Dans l’espace sacré, la géographie des paysages dansés peut se déployer.

Rendre présent 

Ce rite prélude à l’apprivoisement de deux solitudes. Le choix d’un geste symbolique, d’entrée de jeu, sera entériné à la scène finale, un hommage solidaire à tous les endeuillés des morts par irradiation. Auparavant, il y aura eu quantité de moments heureux; la joie de danser, le plaisir de se fondre dans la musique, de partager sa culture. Bref, l’image d’une vie saine, pleine de dépense et de contemplation, orchestrée autour d’un momentum amoureux d’une grande qualité sensorielle.

Faisant danser Takashi Ueno, Hoghe le met en lumière. La lenteur et l’immobilité vont compter davantage que les sauts carpés et la danse un instant frénétique du Japonais, plus encore que la danse des mains et autres gestes élégants accomplis de pair par Hoghe. Les accessoires scéniques – deux ceintures nipponnes, une pipe, un gobelet  – seront détournés, objets ludiques signant des pauses symboliques données à ressentir dans la durée.

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L’espace scénique nu, joliment éclairé à l’exception d’un passage au noir dans la nuit profonde des catastrophes d’Hiroshima et de Tchernobyl, soumet les joies et les douleurs à un seul risque, celui qu’un ange passe, dans ces longs moments où la plénitude laisse place au vide et où la qualité de la présence dépend de l’attention à chaque instant.

Hormis ces mains fluides rêvant sur la musique, ce Pas de deux compte peu de mouvement et beaucoup de présence. Influencée par l’univers de Takashi Ueno, tellement souple sur ses geta, la chorégraphie honore ce beau danseur sur des mélodies classiques aux textes tendres et aux langues étrangères. Le soliste se coule en elles avec aisance et naturel, souriant à son maître, libre de performer.

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Dans cet entre-deux, il s’agit bien d’une relation entre hommes. L’un petit, âgé, Allemand, et l’autre assez grand, jeune, Nippon, avec les différences visibles des corps et de la culture, s’unissent dans la musique. L’un derrière l’autre, l’un face à l’autre, identiques et contrastants, en diagonale, en décalé, selon leurs capacités et de leurs envies de performance, ils se dévoilent graduellement.

Écoute absolue

À l’écoute durant deux heures, le public montréalais a été interpellé par leur double générosité autant que par l’apostrophe muette de Hoghe, risquant son corps de face comme de dos en mettant sa scoliose à nu. On y découvrait un minimalisme audacieux, exigeant à soutenir, porté par l’étrangeté de leurs visages aux yeux fermés, leurs traits impassibles, puis le regard fixe du chorégraphe, mais aussi par des sourires de pleine acceptation.Tout cela s’ancre dans le butô.  Hoghe a connu les dernières manifestations de Kazuo Ono au Japon, ses prestations et ses stages : l’attention du dramaturge, que l’on doit Pina Bausch, s’est alors tournée vers des danseurs intéressés par la transmission.

Hoghe a réalisé son rêve, devenir danseur. Dans cette pièce, il partage plusieurs de ses rêves d’enfant. Son goût pour les images baroques, son sens de l’amitié et de la fidélité, son admiration pour la beauté, son assurance à vivre pleinement dans la danse, sa sensibilité tranquille et rassérénée à la musique, il a consenti à les partager. De la dramaturgie, il ne garde qu’un filet d’expressivité, le soin de laisser chaque détail s’imprimer, de laisser au désir son erre d’aller.

Transmission

Dans ce Pas de deux, on retrouve le savoir-être de la fameuse farandole de Pina Bausch : cette verticalité des danseurs, sensibles tels des sondes aux frémissements de l’univers, cette liberté tranquille de marcher en ligne, en rond et en ordre, avec impulsion, cette ponctuation invisible, gérée par l’harmonie du mouvement d’ensemble, tout cela a fait la grâce inoubliable de Kontakthof, que Bausch popularisa dans Die Nelken-Line (Seasons March, filmé par Wim Wenders dans son merveilleux Pina).

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La farandole de Pina (faut-il le rappeler?), c’était un flux humain tramé par le silence imparfait de la nature, une tonalité paisible. La scansion de la gestuelle, pas rythmés et bras en cadence selon les inflexions interstitielles de l’environnement et des émotions, selon que le dedans et le dehors s’enchevêtrent, y primait.  On lisait tout cela au visage avenant des danseurs, à leur va-et-vient entre ouverture et simplicité.

Hoghe a un air de Pina, et ce Pas de deux est un entrecroisement de son legs et du souvenir qu’il garde d’elle, dans la lenteur nécessaire à cet ajustement. L’effet de ses images scéniques et de la qualité de leur silence persiste longtemps après la représentation.

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