Traversée spirituelle et incarnation de l’entre-espace

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17.11.2020

ZOM-FAM, Kama La Mackerel, Montréal, Metonymy Press, 2020.

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En septembre dernier, Kama La Mackerel publiait ZOM-FAM, un recueil de poésie constituant en fait la troisième étape d’un projet intermédiatique et interdisciplinaire initié en 2016. Le spectacle, qui aurait dû en constituer la deuxième étape, n’a par contre jamais pu voir le jour compte tenu de la fermeture des théâtres qu’a entraînée la pandémie de Covid-19. Cette performance solo combinant poésie, conte et danse, qui devait initialement être présentée par le MAI (Montréal, arts interculturels) du 17 au 19 avril, a ensuite été reportée du 6 au 10 octobre pour être de nouveau annulée à la veille de la première.

Concrètement, ZOM-FAM est un solo intimiste de quatre-vingt-dix minutes qui mêle les conventions du spoken word, du théâtre, du rituel, du kathak (une danse classique indienne) et du séga (la danse folklorique mauricienne) au cœur d’une performance qui donne forme à la poésie à travers le corps, la voix, l’espace et le mouvement. Aussi bien dans le recueil que dans le spectacle, Kama La Mackerel mélange l’anglais, le créole, le tamoul et l’hindi, en racontant l’histoire d’un·e enfant transgenre imprégné·e par l’héritage colonial des plantations de cannes à sucre, alors qu’iel apprend à trouver des langages lui permettant d’exprimer son genre comme une force décoloniale et ancestrale. Nous avons souhaité nous entretenir avec l’artiste afin de réfléchir à l’essence du projet, mais aussi à l’impact que ces annulations répétées ont pu avoir sur le spectacle.

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Une performance de la traversée

Étienne Bergeron : C’est la deuxième fois que ton spectacle est annulé cette année. Quelle influence a eu cet impondérable sur ton processus créateur?

Kama La Mackerel : Quand j’ai commencé le processus de création littéraire de ZOM-FAM en 2016, et le processus de création scénique en 2018, je n’avais pas réalisé la valeur qu’allait prendre cette œuvre, ni l’ampleur de sa trajectoire spirituelle. Ayant maintenant complété ce processus, je réalise que cette œuvre est une traversée narrative, émotionnelle, créative, mais c’est avant tout une traversée spirituelle. Comme toute traversée spirituelle – et comme celle du personnage dans ZOM-FAM, et celle des ancêtres de ce personnage – il y a des obstacles à franchir, il y a de longues nuits obscures, il y a moult deuils vécus à différents moments… Pour moi, l’annulation du spectacle fait partie de la traversée de l’œuvre et de mon parcours personnel en tant qu’artiste. J’ai foi dans la vie de l’œuvre, même si elle est en suspens en ce moment, et c’est cette foi dans la traversée qui enrichit et nourrit mon processus créateur (mais aussi l’humain que je suis) pendant ces annulations, et plus généralement pendant cette pandémie.

EB : On dit dans la présentation du recueil que « these poems transform the page into a stage where the queer femme body is written and mapped onto the colonial space of the home/island ». Que penses-tu de cette idée d’une transformation de la page en scène, du dialogue qui s’opère entre les deux ? Pourquoi était-ce important que le projet s’incarne sous ces différentes formes ?

KLM : « Zom-fam » veut dire « homme-femme » ou « transgenre », c’est-à-dire être entre deux états. C’est le lien entre l’humain et le divin, le corps physique et le corps spirituel. C’est une force spirituelle et ancestrale que j’essaie d’honorer à travers cette œuvre, à travers toutes mes œuvres. L’interdisciplinarité me permet d’honorer et d’incarner cet entre-espace. Dans un contexte (post)colonial où plusieurs peuples, langages, cultures et manières d’exister ont été éradiquées et/ou fragmentées, l’entre-espace permet une articulation qui se positionne en dehors des cadres coloniaux. C’est une forme d’hantise (de manière littérale, être entre le monde des morts et des vivants) qui permet d’activer la mémoire, de s’inspirer des fragments du passé, afin d’offrir un espace hybride, cosmopolite, décolonial, d’où peuvent émerger de nouvelles narrations, de nouvelles pratiques, de nouveaux ponts. Cette pratique incarne pour moi les possibilités de réimagination et de reconstruction d’un tissu social qui n’est pas ancré dans les catégories et l’exploitation coloniales.

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L’articulation poétique d’une voix décoloniale

EB : Le recueil est né du spectacle, c’est-à-dire dans un deuxième temps. Peux-tu m’en dire plus sur ce « travail d’adaptation » et de réécriture, de même que sur l’importance de l’interdisciplinarité au cœur de ton processus?

KLM : La création poétique a toujours été au cœur de cette œuvre, même si je ne pensais pas en faire un recueil au début. En fait, l’écriture semble toujours le point de départ dans toutes mes créations, même en arts visuels ! Avec ce spectacle, je voulais mettre la poésie en mouvement : je voulais voir à quoi ressemblerait la poésie si elle n’était pas fixée sur la page, si elle pouvait bouger à travers le corps et l’espace. En d’autres mots, je voulais incarner la poésie dans le corps. Quand il est venu le temps d’adapter (ou plutôt de réadapter !) le texte sur la page, je voulais quand même ramener ma pratique performative et visuelle dans ma pratique littéraire. Je me suis demandé : « Et si le corps du texte était aussi en performance sur l’espace de la page, tout comme mon corps est en performance sur la scène, à quoi ressemblerait cette poésie? » C’est avec cette question que j’ai développé le texte du recueil. Je joue ainsi avec les espaces, avec le placement des mots, des vers, à travers les pages de ce recueil. Chaque mot, chaque vers, chaque espace y est posé de manière réfléchie et intentionnelle.

EB : L’idée même d’identité nous renvoie à une forme de performance, de théâtralité. Comment abordes-tu précisément cette question dans ton spectacle solo, où la « multiplicité des voix » occupe une place importante, et où tu réfléchis à l’idée de « trouver sa voix », de « sortir du silence »?

KLM : À travers ZOM-FAM, j’ai surtout essayé de créer des espaces de nuances, où de multiples vérités peuvent cohabiter. Le discours colonial à travers la binarité, par exemple, nous pousse à choisir une narration dominante, qui est en général ancrée dans « la pensée rationnelle » nous étant imposée comme La Vérité. Je ne crois pas à la singularité d’une vérité, ni que la rationalité occidentale soit le seul mode d’accès au savoir. Je pense que dans différents contextes, différentes réalités peuvent coexister, surtout dans les contextes (post)coloniaux. Dans ma famille, il y a sept versions de l’histoire de ma naissance, et je pense qu’elles sont toutes vraies, et j’ai essayé de créer l’espace pour chacune d’entre elles dans « mofinn », qui est le récit poétique qui parle de ma naissance dans le recueil. Dans mes œuvres, j’essaie d’honorer une multiplicité de voix, une multiplicité de narrations. L’histoire qu’on s’est racontée pendant vingt ans afin de survivre est différente de celle qu’on se raconte afin de pouvoir s’épanouir. Ces deux réalités peuvent coexister. Le traumatisme colonial ne s’exprime pas de manière linéaire. Et la guérison de ce traumatisme non plus.

EB : Il y a également une part de sacré dans ton livre, qui se rapproche d’une forme de rituel. Est-ce que cet aspect est appuyé dans ton spectacle, où le fait d’être en présence de spectateur·rices renforce cette expérience de communion ?

KLM : Tout à fait. ZOM-FAM n’est pas une performance – c’est une invocation, une prière, un pèlerinage à travers les terres, les mers et les langues ancestrales. Et à travers cette performance, je demande au spectateur·ices de m’accompagner dans cet univers, dans cette traversée, où il n’y a pas que moi dans l’espace, mais aussi les esprits ancestraux des fèms, des lignées féminines, de celles qu’on a perdues dans la traversée des océans et au travail forcé dans les plantations de cannes à sucre. Cette performance, cette expérience de communion, est une invitation lancée à l’audience pour honorer ces êtres avec moi.

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