Tout, et rien que la vérité

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01.05.2017

Sophie Calle, Tout, Actes Sud, Arles, 2016, 54 cartes.

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Le jour de mon anniversaire je crains d’être oubliée. Dans le but de me délivrer de cette inquiétude, j’ai pris, en 1980, la décision d’inviter tous les ans, le 9 octobre si possible, un nombre de convives équivalant à mon nombre d’années. Je n’ai pas utilisé les cadeaux reçus à ces occasions. Je les ai conservés, afin de garder à portée de main les preuves d’affection qu’ils constituaient. En 1993, à l’âge de quarante ans, j’ai mis fin à ce rituel.

Depuis près de quarante ans, Sophie Calle brouille les frontières entre l’art et la vie en se mettant en scène dans des comédies intimes faussement candides dont le spectateur est complice. Tout en propose une rétrospective fragmentaire, par touches allusives dont l’accumulation trace un parcours en lignes de fuite.

Le boitier doré, découpé d’un ovale en son centre, évoque la forme des vieux cadres qui cernent les miroirs. Il contient 54 cartes postales ; elles dressent une sorte de portrait de l’artiste à travers des fragments d’œuvres dont Sophie Calle est tout à la fois le personnage et l’auteure. Chaque carte est composée d’une photographie, évoquant un projet réalisé par l’artiste dans le passé, et d’un court paragraphe typique de ceux qui introduisent son travail : récit au je, fait de phrases brèves et simples, qui oscillent entre le compte rendu factuel, le journal intime et la forme romanesque. Lorsqu’on sort les cartes de leur étui, le cadre sur la couverture rappelle l’image du miroir vide, comme si, en ôtant les œuvres du livre-objet, on privait du même geste l’artiste de son identité.

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Une autobiographie qui ne donne rien à voir

Ici, les néons jaunes d’une enseigne lumineuse au-dessus d’une autoroute demande aux conducteurs «Où pourriez-vous m’emmener». Plus loin, la reproduction d’une coupure de journal évoque la genèse du Carnet d’adresses (1998) pour lequel Sophie Calle s’était lancée dans l’enquête de l’identité d’un homme dont elle avait trouvé le carnet. Au premier coup d’œil, les photographies semblent être le sujet central de ce livre. Elles occupent la quasi-totalité de l’espace, si bien que les petites notes sous-jacentes pourraient être prises pour de simples légendes. Pourtant, dès ses premières œuvres, c’est le texte, et surtout la relation que ce dernier entretient avec l’image, qui constitue bien souvent la part la plus originale de son travail. Que ce soit dans ses Filatures d’inconnus commencées en 1978, dans Douleur exquise (2003), où la répétition l’aide à exorciser la douleur d’une rupture amoureuse, dans Prenez soin de vous (2007), son œuvre la plus connue, réalisée à partir d’une lettre de rupture qu’elle décide de faire interpréter par 107 femmes différentes, ou Rachel, Monique (2011) qui se déploie en une multitude de micro-récits liés à la mort de sa mère, Sophie Calle compose des histoires dans lesquelles texte et image ne jouent pas leur rôle habituel. Bien sûr, les photographies, de par leur nature même, attestent de l’existence de l’événement qu’elles capturent. Mais dans le travail de Calle, elles n’en scellent pas pour autant la véracité, comme on le voit dans toute une tradition de romans qui utilisent la photographie pour ajouter un coefficient de réalité (par exemple, les romans de Sebald, L’Africain de Le Clézio ou Bruges-la-Morte de Rodenbach). Au contraire, elles mettent le réel à distance en évoquant une absence qu’elles sont incapables de représenter.

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Les textes qui les accompagnent répètent la même contradiction. Le style et les thèmes évoquent les formes de l’autobiographie, de l’intime ou de la confidence. La simplicité de la langue pave un chemin vers l’authenticité. Mais c’est une authenticité qui ne déroule pas de pensées introspectives, n’explore pas les motifs psychologiques d’un moi qui se dévoile. Ses récits offrent une description factuelle d’une situation de départ problématique et de la manière assez pragmatique dont l’artiste la résout : Sophie Calle ne sait pas quoi faire d’elle en revenant de voyage, elle se met à photographier des gens qu’elle suit dans la rue et devient artiste ; elle a peur d’être oubliée le jour de son anniversaire, et met en place un rituel qui calme son angoisse.

Parler de nous à partir de soi

« Parler de soi n’est pas présomptueux, dit Barthes dans une entrevue en 1975, parce que n’importe qui devrait pouvoir le faire. » Le travail de Sophie Calle est souvent taxé d’égocentrique et nombriliste. C’est mal comprendre l’aspect collectif de ses récits à la première personne. Elle le rappelle dans une entrevue à une journaliste qui revient sur Prenez soin de vous et lui demande si elle n’est pas mal à l’aise d’exposer des morceaux de sa vie privée : « What I’m putting on show is a dumping. All dumping letters are the same, they’re unpleasant. This one is neither better or worse than all the rest. It’s an aid to a break-up. I don’t talk about the man, and all the better. The subject is the letter, the text /01 /01
Angélique Chrisafis, « He loves me not », The Guardian, 16 juin 2007.
. » Dans ses textes, Sophie Calle n’étale pas sa vie privée, elle cherche à donner la juste sensation des choses. Noter les mots qui vont nous faire retrouver le goût de la rupture, celui du deuil, ou de la solitude – et non le souvenir particulier de sa rupture ou de son deuil.

Les cartes de Tout nous font entrer dans ces « autobiographies impersonnelles », pour reprendre le terme qu’utilise Annie Ernaux dans Les Années /02 /02
Annie Ernaux, Les années, Paris, Folio, 2008, p. 252.
, en traversant les grands thèmes de son œuvre : la rupture amoureuse, la contrainte, le jeu, la surveillance, la disparition. Le lit, par exemple, tisse un fil qui traverse la totalité de son œuvre, depuis le lit de mort de sa mère jusqu’au lit noir et blanc occupé par un des Dormeurs (1979) à qui elle demande « de venir dormir dans [s]on lit ». On passe par le lit de Douleur exquise : téléphone rouge sur drap blanc, comme le symbole de la tache rouge de la douleur amoureuse que l’artiste essaie d’exorciser en la racontant. Ou encore le lit fleuri des chambres de l’hôtel vénitien dans lequel elle travaille comme femme de chambre en 1981 pour épier la vie intime d’inconnus : « J’ai observé par le détail des vies qui me restaient étrangères. »

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Pour les néophytes, chaque carte est une invitation ludique à entrer dans la démarche de l’artiste. Pour les autres, peut-être que la déception de ne rien découvrir de nouveau s’emmêle au plaisir des retrouvailles, malgré la présence de quelques fragments dont on sent qu’ils sont encore un matériau en devenir, parce qu’ils n’ont pas encore été avalés et intégrés à la vie faussement privée de l’artiste. Comme les diapositives qu’on projette sur le mur du salon au retour d’un voyage, les petites cartes de Tout nous racontent surtout ce qui n’est pas là

 

 

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Annie Ernaux, Les années, Paris, Folio, 2008, p. 252.

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