Tout ce qui va revient : La texture brute des corps

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09.03.2018

Tout ce qui va revient. Chorégraphe : Catherine Gaudet; Interprètes: Louise Bédard, Clara Furey, Sarah Dell’Ava; Lumières: Frédérick Gravel; Conception sonore: Tomas Furey; Technique: Samuel Thériault. Présenté au Théâtre La Chapelle/Scènes contemporaines (Montréal), du 7 au 15 mars.

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« Le corps en trop, inintelligible » : un fragment de littérature venait justement de frapper mon regard quand j’ai pensé aux solos de Catherine Gaudet, que j’avais vus auparavant dans des contextes tout autres qu’à La Chapelle.  En haut de la même page poétique, entêtante, cette citation, toujours décapante, de Beckett : « Que t’apprend, par ailleurs, cet exercice critique, sinon que le poème demeure l’innommable ». 

Saisir l’exacte tension entre le danseur et le spectateur,  c’est la tâche du critique en danse : respirer la présence ; accepter la déroute du sens. Écrire à même l’art, sans préalable théorique, demeurer inconfortable et menacé, « [a]veugle, plongé dans le silence de mes os » (Paul Bélanger, Le plus qu’incertain, 2017). Sans cette incertitude, nulle transitivité entre la salle et la scène. Ça devrait se tenir, la prise de parole face au bris des codes : effort, donc, d’accoter la présence de l’interprète, son incarnation soutenue et le sans-langage de la danse. 

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Tout ce qui va revient : n’importe qui a été bluffé. Alors qu’on invite le public à porter un chapeau d’anniversaire et à s’enfiler une vodka, il suffit d’écouter Sarah Dell’Ava s’introduire, le regard fixé sur un spectateur, sans se départir de son naturel, de sa gêne ou de son aisance au micro ; il suffit d’être  là, disponible, au bord de l’espace scénique non délimité,  pour qu’advienne cet « Aujourd’hui c’est mon anniversaire » et saisir que c’était déjà de l’art. 

Il y a eu ensuite des actes pluriels, l’immobilité, l’ennui, la grimace, le sourire et le cri, un bouger performatif dont Gaudet n’a ni mâché ni lâché dans quel ordre ça existe : « Ras le bol de la gentillesse. (…) Je vous aime. Je vous hais », a-t-elle clairement articulé. Dramaturgie du sensible inspirée par Jérôme Bel, ces multiples expériences d’états d’être ou ne pas être – l’énigme théâtrale relayée par un grand courant de danse profanatrice  − préexistent à la question du sens. 

De la vie ordinaire au corps insolite

Comme s’il s’agissait d’un réveil où l’être encore emprisonné se secoue, pétri d’enfance et de manifestations organiques et viscérales, le poème est là, non-danse, minimaliste. Il a un visage, une voix, un corps, trois même : Dell’Ava, Furey et Bédard, trois énergies libérées jusqu’à l’état sauvage et signées avec souplesse et fragilité. On est frappé par la férocité vocale de Furey (à l’unisson avec son frère Tomas) tandis que la foudroyante Bédard, au talent non démenti, fait écho à l’animalité dérangeante de Dell’Ava.

Ainsi, la danse de Gaudet se donne sans ambages, dans les états de fulgurance qu’elle dévoile et puise à même le regard des interprètes. Rythmes déconstruits, gestes hirsutes, intensités sonores, incomplétudes maladives et obsessionnelles, ce « partage du sensible », selon Rancière, exclut la naïveté. Par la fébrilité indicible et l’irruption des états de corps propres à la danse qui devient transe, les solos vont crescendo, cassés par des intensités bipolaires jusqu’à leur momentum. 

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Plus précisément, ces poèmes de la danse livrent le jeu scénique de l’art vivant qui, sous le doigté de Gaudet, crée la surprise, purs instants où exultent les bribes d’une chanson, le mime et les refrains insistants : l’une, innocente, répète  « C’est ma fête aujourd’hui », la seconde, défoncée, «We be all night, love, love» de Beyoncé, la troisième, délirante, « Je m’appelle Louise Bédard » à satiété, à en perdre les mots, à s’étouffer, à bégayer.

Tout ce qui va revient, boomerang de Gaudet. 

Parce que Dell’Ava, Furey et Bédard sont aussi des chorégraphes, la réussite tient à cet échange insécable entre le jeu et la personne, la direction chorégraphique et son expression, l’interprétation et la relation collective, de sorte qu’intérieur et extérieur ne font qu’un vibrant corps d’art auquel le public se confronte. Ces trois corps « autres » de Gaudet versent en « possession » des interprètes, ce que Frédéric Pouillade appelle « l’état de grâce » du danseur. 

Miroir infidèle, qui est la plus belle? La voix répond sans tromper, et la reine se grime, se déguise et ensorcèle sa rivale. Magie des sortilèges, des recettes secrètes, des imprécations et des mauvais sorts, le brouillage scénique immémorial ne vise ni à démolir le spectacle ni à conter pour les enfants, mais à restituer au corps saturé et souvent inerte du spectateur le caractère inaliénable des modalités infinies de l’expression du danseur. 

La danse exige l’incorporation. Idem du public. Dans cette « relation d’amour-haine », comme le dit Gaudet à propos de ses solos, où commence la danse ? C’était la question de Pina Bausch : qui fait cette danse hybride, théâtrale, musicale, performée ? Tomas Furey et Frédérick Gravel, parachevant l’équipe de création, semblent repousser la question du pied. Roland Huesca écrivait déjà en 2004 que chorégraphier, danser, et donc écrire sur la danse, nécessitait de « repousser les limites de son univers d’opinions et d’actions. » Un corps mis en scène n’est au service de personne, pas davantage du mouvement. S’il en fait ici de l’art, c’est qu’il a lancé un fil au public et l’a ainsi tiré à soi. Moment scénique par excellence. Quand il advient (pas toujours), on voit sans mots : l’action corporelle invente comment puiser à la fois au vide et au trop-plein.

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Reprenant le livre du poète, j’y lis : « Le chemin du poème est diffus. Il n’offre aucune résistance à son anéantissement, tant il est conscient de la fragilité d’une vie dans l’univers. Il est abandonné, il s’abandonne. Il s’expose. » Ainsi font Dell’Ava, Furey, Bédard : exultant, provocant, déjanté, neutre ou angoissé, bafouant ses traits ordinaires, affolé ou hagard, le visage même tourne dedans dehors. Depuis plus de vingt ans, Jérôme Bel a prouvé la fertilité du champ conceptuel en chorégraphie : c’est à cette éviction des émotions au profit d’une performativité engagée ici et maintenant que l’impérieuse capacité de danser se motive.

Tout comme Gaudet maitrise son métadiscours sur la danse, tout comme Frédérick Gravel signe une danse iconoclaste et collaborative, les artistes de ce Tout ce qui va revient  produisent un savoir de la danse. Bel est allé beaucoup plus loin ; mais Gaudet montre ici la radicalité de l’interprétation scénique, cette humble disposition à exhiber la véritable danse.

crédits photos: Robin Pineda.

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