Sur le fil : laboratoire des liens humains

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25.02.2022

Les liens, Thierry Huard (en collaboration avec Nate Yaffe et Luca Paris), Queer Performance Camp, Montréal, arts interculturels (MAI), du 3 au 26 février 2022.

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Chaque hiver, à Montréal, le Queer Performance Camp soutient la communauté queer et le développement de ses artistes en proposant spectacles, ateliers, rencontres et résidences. Destinée au grand public, la programmation actuelle inclut Les liens, fruit d’un travail de quatre ans de l’artiste multidisciplinaire Thierry Huard. Présenté à la galerie Montréal, arts interculturels (MAI), cette exposition sous le signe de l’intimité allie installation et performance dans une exploration des relations interpersonnelles et de leurs limites.

Regard queer

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Les liens invite à une expérience multi-sensorielle et émotive plus que cérébrale. Un tracé lumineux nous guide jusqu’à une salle sombre aux parois recouvertes de diverses œuvres textiles évoquant le macramé, le crochet ou le tricot. Ces œuvres presque envahissantes, aux formats multiples et aux limites floues, tapissent l’espace, dessinent ici et là des paysages abstraits, ou évoquent plutôt des objets plus concrets. L’installation comprend par ailleurs des œuvres vidéos présentées sur de grands écrans, des projections lumineuses plus discrètes et un habillage sonore méditatif parcouru de sons organiques, chuintements ou frottements de corps en mouvement. L’espace tout en textures, à la fois étrange et douillet, produit l’effet d’une « caverne », d’un « cocon ». Les frontières entre les médiums artistiques sont fluides, et les différents dispositifs utilisés perdent leurs démarcations en participant de manière aussi organique, simultanée, à une même expérience artistique. Certains de ces dispositifs ont été développés en collaboration avec l’ingénieur électronique Luca Paris, qui cherche dans sa démarche à encourager « l’engagement du public ». Il y a de fait dans cette installation quelque chose d’enveloppant qui invite à s’immerger complètement et à se sentir partie prenante de l’expérience.

Au centre de l’espace, Thierry Huard et l’interprète Nate Yaffe performent une chorégraphie de corps sans cesse entrelacés, dans une proximité qui paraît porteuse d’une certaine ambivalence. Nate Yaffe s’intéresse aux dynamiques relationnelles dans son travail de chorégraphe. Comme le mentionne le texte de présentation de l’exposition, ses « danses tactiles » déconstruisent les modèles internalisés, « désarticulent la honte du mouvement en dé-corrigeant le corps autocensuré. » Dans Les liens, la fluidité et la malléabilité qui s’appliquent aux médiums artistiques s’étendent aussi aux frontières entre les corps, dans un regard queer qui cherche à interroger le rapport à soi et à l’autre. La performance donne à voir des corps dans des rôles changeants, difficilement reconnaissables, soudés par des liens visibles et invisibles. La proximité est incarnée sans référence à des postures sociales fixes, préétablies, se présentant plutôt comme un état relationnel mouvant et parfois ambigu.

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Interdépendances

Les « liens » construits par les textiles et par les corps se déclinent ainsi en plusieurs variations visuelles, gestuelles et sonores, qui suggèrent des expériences émotives diverses, kaléidoscopiques. L’installation comprend une grande structure textile évoquant une tente, espace invitant qui incarne une facette ludique, chaleureuse des liens humains. Au plafond, de grands assemblages de fils entrelacés pourraient quant à eux rappeler la forme et la structure de filets, suggérant un tout autre ressenti suscité par les contacts avec l’autre. En s’interrogeant sur les relations interpersonnelles, Thierry Huard met en scène une intimité qui apparait tour à tour comme réconfortante ou menaçante, accueillante ou envahissante. L’intimité peut être reçue comme une source de bien-être et d’épanouissement – ainsi que le laissent entendre les titres donnés aux projections lumineuses : Deep Inner Healing, Harmony in Relationships – mais aussi comme quelque chose de confrontant. Ainsi, à des images d’abandon répondent des segments vidéos où les corps semblent presque lutter, motif qui donne d’ailleurs son titre à l’œuvre Wrestling. La performance des deux interprètes, par la variété d’états qu’elle réussit à suggérer (confiance, inconfort, affection…), incarne bien le caractère complexe des relations interpersonnelles.

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Ces deux facettes de l’expérience du rapport à l’autre, parfois opposées, sont quelquefois réunies dans un même objet. Dans l’œuvre vidéo Bonding, deux individus sont reliés par des masques en textile qu’ils sont en train de tricoter, exploration intéressante de la notion de lien, qui devient ici paradoxale. En élaborant leur œuvre – et donc les liens qui les relient –, les deux figures sont de plus en plus dissimulées, soit protégées, soit prisonnières du réseau de fils. Cela dit, les corps en train de créer obéissent à une synchronicité et à une symétrie qui suggèrent une égalité dans la connexion à laquelle ils participent. Le réseau d’objets et de médiums artistiques déployés suscitent en bref quantité d’interrogations que les spectateur.rice.s sont invité.e.s à faire leurs.

Ouvertures

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Certaines œuvres présentées dans l’exposition évoquent, par leur forme ou leur titre, le cadre plus large dans lequel Thierry Huard situe son exploration de l’intimité. En intitulant Cristaux et Sédiments des œuvres textiles symbolisant le lien ou l’attache, l’artiste désigne indirectement l’univers de phénomènes naturels et minéraux à l’œuvre autour de nous. Thierry Huard pense la création « de façon anthropologique » et cherche à inscrire ses explorations dans la durée de l’histoire – celle des mœurs humaines – mais peut-être aussi dans un espace qui dépasse celui de la relation entre deux êtres. Dans Les liens, trois écrans projettent une œuvre vidéo intitulée Genèse, dans laquelle apparaissent brièvement des bribes de paysages parfois habités par les corps des artistes ou entrevus par la fenêtre d’une bâtisse inidentifiable. Le rôle de la nature dans la construction de l’identité et du rapport à soi et à l’autre, simplement esquissé, n’est pas explicitement défini dans l’exposition. Que celle-ci représente la possibilité d’un retour à la source ou qu’elle soit un matériau servant à repenser l’identité, sa présence, ici, suggère peut-être la volonté d’inclure les liens humains dans une vision holistique de l’existence.

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crédits photos: Paul Litherland

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