The Shaggs : l’évidence discordante

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09.01.2017

The Shaggs, Philosophy of the World, Light in the Attic Records, réédition 2016.

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L’origine des Shaggs est passée au rang d’histoire culte : dans une petite ville isolée du New Hampshire — Fremont en l’occurrence —, la mère d’Austin Wiggin Jr., à la lecture des lignes de la main de son fils, lui prédit qu’il mariera une femme aux cheveux blond vénitien, qu’il aura deux fils qu’elle ne connaîtra pas et que ses filles formeront un groupe de rock à succès.

Les deux premières prédictions se réalisent, la mère d’Austin décédant avant la naissance des deux fils qu’il a eu avec son épouse aux cheveux blond vénitien. Austin, père également de quatre filles, est dès lors fermement convaincu que celles-ci deviendront des musiciennes importantes. Aucune d’elles ne s’intéresse particulièrement à la musique, aucune d’elles n’en joue ; Austin Wiggin les retire pourtant de l’école, leur attribue chacune arbitrairement un instrument de musique et les maintient enfermées dans la maison familiale où il les fait pratiquer chaque jour, plusieurs heures, pratiques accompagnées d’exercices physiques afin que les filles soient, selon Austin, en forme le jour où elles joueront au Ed Sullivan Show.

Ainsi, Helen Wiggin apprend la batterie, Dorothy et Betty Wiggin la guitare et le chant — Rachel Wiggin, trop jeune encore à l’époque, est initiée plus tard à la basse. À Dorothy revient également la tâche de composer les chansons. Après quelques mois de pratique seulement, les filles sachant à peine jouer, Austin les conduit au Fleetwood Recording Studio, dans le Massachusetts voisin, pour enregistrer un album complet de douze titres originaux intitulé Philosophy of the World. L’album, terminé en mars 1969, sort la même année, ne connaît aucun succès mais continue pourtant d’exister de réputation dans le monde du rock américain, une réputation ambiguë qui veut que Philosophy of the World soit le plus mauvais album jamais enregistré dans l’histoire de la musique, ou l’un des meilleurs albums pop jamais réalisé — Frank Zappa déclara les Shaggs « meilleurs que les Beatles » ; Kurt Cobain plaçait Philosophy of the World dans son top 5 des meilleurs albums de tous les temps. L’album, devenu culte, connaît plusieurs rééditions dans les années 1980 et 1990. Le label Light in the Attic en propose cette année une réédition vinyle.

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Il y a quelque chose de légendaire, en effet, autour de ce groupe de filles recluses par un père autoritaire touché par une vision prophétique, sans parler du nom, The Shaggs, qui devient très vite salace si on lui enlève un g, sans parler, non plus, de l’image de couverture de l’album, de son style «lynchesque» et de son lettrage gothique. Or, au-delà de l’anecdotique, Philosophy of the World est un album profondément intéressant. Si la musique des Shaggs a souvent été qualifiée de sincère, il ne faut pas oublier — et les sœurs Wiggin l’ont répété par la suite — qu’elles n’avaient aucun goût pour la musique, la leur en particulier, et qu’elles étaient littéralement forcées de jouer par leur père. Toutefois, et c’est là le véritable intérêt de l’album, leur musique est fascinante. De cette musique « malgré elle », dont une première écoute ne retient qu’un déphasage général — voix fausses, guitares désaccordées, absence globale de rythme —, se dégage une cohésion mélodique forte unissant voix et guitare lead. Chez les Shaggs, la mélodie des voix, souvent imprévisible, chaotique, profondément touchante, s’harmonisant parfois accidentellement en des moments de grâce avec la guitare rythmique, contribue à un ensemble fragile et complexe qui s’équilibre mystérieusement avec la batterie dépouillée d’Helen Wiggin, d’une arythmie étrangement constante. De morceau en morceau, une beauté étrange émerge ainsi de Philosophy of the World, album dont a priori, rien n’aurait dû sortir que le ridicule des illuminations d’un père autoritaire.

Musicalement, on peut penser, comme point de comparaison, à Daniel Johnston ou à Wesley Willis, mais également, pour ne pas limiter la comparaison à des musiciens techniquement limités et/ou associés au domaine de l’art brut, à Syd Barrett, au Captain Beefhart ou aux premiers albums solo de John Frusciante, à cette capacité à dépouiller la musique pop de façon radicale pour n’en conserver que la résonance profonde. On retrouve également quelque chose des deux premiers albums du Velvet Underground dans cette idée d’une affirmation mélodique au-delà d’un chaos apparent. Des morceaux comme Philosophy of the World, Who Are Parents ? ou I’m So Happy When You’re Near sont marquantes en ce qu’elles ne survivent que par l’existence de leur beauté mélodique propre. Chacune des chansons de l’album progresse coûte que coûte vers sa fin, en dépit d’une menace permanente d’effondrement, dans l’évidence de sa mélodie.

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Philosophy of the World se distingue également par les paroles de Dorothy Wiggin. On y sent tout à la fois l’écriture d’une enfant bien élevée insistant sur la nécessité d’obéir à ses parents (Who Are Parents ?) ou sur le fait qu’il ne faut pas commettre d’imprudences au volant (That Little Sports Car), et celle d’une jeune fille introspective et philosophe se questionnant sur la contingence des actes et des sentiments (Why Do I Feel ?), sur l’insatisfaction humaine (Philosophy of the World) ou sur le mystère du monde (Things I Wonder). Dorothy Wiggin est également capable d’écrire une chanson drôlatique et légèrement absurde (Foot Foot) ou une magnifique chanson d’amour (I’m So Happy When You’re Near). Surfant sur la détermination mélodique des chansons, les paroles des Shaggs profitent de cette force essentielle pour s’imposer avec simplicité et évidence en propositions simples et logiques s’organisant selon le jeu des contraires et des paradoxes. Avec les textes de Philosophy of the World, Dorothy Wiggin tente une formulation fondamentale et philosophique du monde et la chanson-titre est, en ce sens, incontournable :

Oh, the rich people want what the poor people’s got
And the poor people want what the rich people’s got 
And the skinny people want what the fat people’s got 
And the fat people want what the skinny people’s got 
You can never please anybody in this world

Ou le premier couplet de Things I wonder :

There are many things I wonder 
There are many things I don’t 
It seems as though the things I wonder most 
Are the things I never find out

Un dernier exemple avec celui de I’m So Happy When You’re Near :

I’m so happy when you’re near 
I’m so sad when you’re away 
I’ve been happy almost every day 
Now that you’re here to stay 
But when you have to leave
Then I’ll start to grieve

Les voix de Betty et Dorothy Wiggin sont paradoxalement à la fois très chantées — au risque de fausser — et pourtant, à plusieurs reprises, la syntaxe des paroles déborde la phrase mélodique, ce qui les oblige à rompre leur chant pour un phrasé plus parlé, une technique pratiquée volontairement, par exemple, par Kevin Barnes dans les premiers albums de Of Montreal. Ces brisures vocales fournissent un relief particulier aux textes de Dot Wiggin, à leurs évidences fragiles et inquiètes, reflet d’un monde menacé que la beauté sauve toujours in extremis. En perpétuelle situation de décrochage, les chansons des Shaggs finissent toujours par imposer la profondeur et l’émotion qu’elles portent en elles.

Il y a ainsi, comme son titre l’indique, quelque chose de profondément philosophique dans Philosophy of the World ; à la fois le constat d’un chaos irréductible, et l’affirmation d’un ordre caché, d’une évidente beauté qui s’affirme en dépit de tout dans la création — même forcée. Philosophy of the World, c’est la « branloire pérenne » de Montaigne chantée humblement, en un dépouillement désaccordé mais mélodique. Les Shaggs, forcées à jouer de la musique hors du monde, ont ainsi pu en réaffirmer les évidences discordantes.

crédit photos : Light in the Attic Records

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