Refaire le monde

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Elenit. Conception et mise en scène : Euripides Laskaridis; Interprétation : Eirini Boudali, Nikos Dragonas, Chrysanthi Fytiza, Manos Kotsaris, Euripides Laskaridis, Thanos Lekkas, Dimitris Matsoukas, Efthimios Moschopoulos, Giorgos Poulios et Fay Xhuma; Lumières : Eliza Alexandropoulou; Scénographie : Loukas Bakas; Musique et son : Giorgos Poulios; un spectacle de OSMOSIS + Onassis Stegi-Athens. Présenté au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 4 juin 2022.

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Au commencement, il y a la Fureur. Deux coups de stroboscope, un bruit assourdissant, puis une danse effrénée faite par une plaque de tôle métallique; voilà qui donne le ton. Elenit, nouvelle création d’Euripides Laskaridis, frappe à grands coups d’images fortes qui marquent l’esprit, mais qui se retrouvent parfois noyées dans le joyeux chaos du metteur en scène et chorégraphe grec.

Laskaridis avait déjà ébloui le FTA en 2018 avec Titans, duo pour deux créatures mythologiques qui ne pouvaient se passer l’une de l’autre, pour le meilleur et pour le pire. Avec Elenit, il continue de construire un univers dans lequel mythologie et réalité se confondent, tout comme passé, présent et futur. Si on peut entendre « hellénique » dans le titre, il renvoie aussi à une matière jadis utilisée en Grèce pour recouvrir les toits des maisons, l’elenit, aujourd’hui considérée comme toxique parce qu’elle contient de l’amiante.

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Sur les cendres de ce passé toxique, Laskaridis décide d’étendre la portée de sa cosmogonie personnelle. Après un solo (Relic) et un duo, il occupe la scène avec un groupe disjoint et disjoncté. Sur scène évoluent dix créatures (le mot est faible) : une Marie-Antoinette à l’allure d’un centaure et aux (faux) seins pendants, un T-Rex en talons hauts chantant l’opéra affublée d’un diadème, deux vieillards, un DJ, une babouchka (qui fait également office de soldat), une Dorothy narcoleptique tout droit sortie du Magicien d’Oz, une ménagère moustachue, et j’en passe… Le créateur poursuit son exploration du travestissement et de la transformation des corps à l’aide de nombreux masques de latex, maquillages et prothèses.

Ensemble, ils font et défont le monde, se chamaillent et s’aident, meurent et renaissent dans un ballet désordonné incluant notamment un dance-off entre Marie-Antoinette et le T-Rex (qui se transforme en démembrement de la première), un char allégorique et plusieurs pauses de musique techno.

Le mot d’ordre est clairment la démesure. Laskaridis joue d’un registre particulier, qui éblouit en même temps qu’il peut lasser (surtout dans le dernier tiers). On embarque volontiers dans son univers drôle et singulier, mais le foisonnement des idées et des références produit parfois un effet de trop-plein (certainement voulu et revendiqué). Volontairement burlesque (le spectacle regorge de scènes qui se terminent par un coup ou une chute), empruntant autant à la commedia dell’arte qu’au cirque, au mélodrame ou à la danse folklorique grecque, Elenit est un feu roulant qui se sabote sans cesse. Chaque moment de tendresse ou de calme est rapidement interrompu par un choc (sonore ou physique) venant relancer les hostilités.

Laskaridis continue de travailler avec des matières insolites sur les scènes théâtrales : après le styromousse qu’on déchirait à qui mieux mieux en 2018, voici la tôle métallique. Évoquant d’emblée l’idée de la construction, de la scène en train de se faire, le matériau sert ici à produire du commun, voire un abri temporaire pour les êtres mythiques.

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La mise en scène est à l’avenant, ludique et inventive. Les personnages changent de taille grâce à des effets de trompe l’œil, les accessoires semblent se déplacer par eux-mêmes grâce à l’intervention d’accessoiristes tout de noir vêtus, mais pas cachés pour autant. En cohérence avec le reste de la proposition, Elenit exhibe sa théâtralité et ses artifices, joue de regards et de connivence avec le public.

N’ayant rien à défendre ou à revendiquer, le spectacle fascine souvent par sa liberté absolue. La plupart du temps, les entités s’expriment en grommelots ou en cris (avec des voix modulées par auto-tune ou poussées dans des retranchements aigus), rendant difficile, pour le public, l’acte de reconstituer un récit ou même un fil conducteur. Les seules paroles intelligibles (« What is your problem? », répété en plusieurs langues) sont chantées de manière volontairement ridicule et adressées à la salle, signe qu’il ne faut pas y chercher de clé de lecture pour l’ensemble de l’œuvre. Ce problème, justement, ce serait peut-être d’insister pour enfermer dans une interprétation claire un spectacle qui s’efforce de brouiller les sens pour son propre plaisir.

crédits photos : Julian Mommert

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