À quoi ça sert une maison d’édition féministe?

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Rencontre avec Valérie Lefebvre-Faucher et retour sur l’exposition 40 ans deboutte des Éditions du remue-ménage, présentée à l’Écomusée du fier monde, 2050 rue Amherst, Montréal, jusqu’au 2 octobre 2016.

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Elles auraient pu faire une anthologie, un spectacle, voire un documentaire, mais elles ont choisi une forme plus inusité et audacieuse : pour souligner leurs 40 ans, les Éditions du remue-ménage présentent une exposition à l’Écomusée du Fier Monde. 40 ans deboutte propose un parcours thématique à travers les lignes de forces qui animent la maison d’édition féministe depuis ses débuts. On y retrouve les intentions, les nécessités, les gestes autour des livres, du premier procès-verbal des fondatrices aux maquettes de livres encore faites à la main ou aux manuscrits annotés. Mais ce qui émerge avant tout, ce sont les voix de l’écriture, les pensées, les luttes et les transformations sociales et artistiques menées par des féministes et dont les livres en ont été les outils.
En présentant les livres ainsi, à la fois outils-médiums et objets de musée, et en dévoilant les rouages de la maison d’édition par ses archives, son catalogue et ses lignes stratégiques, comme si on entrait dans leurs bureaux, l’exposition désacralise autant la production littéraire que l’espace muséal. Pour Valérie Lefebvre-Faucher, une des éditrices de Remue-ménage, il y a là une certaine indécence, mais qui permet de saisir le rôle et l’impact de ces éditions créées en 1976 par des militantes souvent proches du Front de Libération des Femmes (FLF).

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Marie-Paule Grimaldi : Pourquoi avoir choisi l’exposition, alors que la forme ne relève pas de l’évidence pour une maison d’édition?
Valérie Lefebvre-Faucher : C’est une exploration pour nous. On avait l’impression d’avoir des trésors, ce qui est ici est vraiment ce qui «traîne» dans nos bureaux, ce sont nos archives. Je crois qu’il a beaucoup de mouvements militants qui se retrouvent avec un trésor d’histoire dans leurs locaux, sans savoir comment le faire parler. On avait envie de faire connaître cette histoire méconnue : je crois que même les filles qui l’ont vécue ne savent pas à quel point ce savoir est précieux.
C‘est l’idée de base, mais ensuite on ne voulait pas faire une exposition chronologique ou uniquement basée sur le passé. Tout d’abord, c’est bizarre d’amener des livres dans un musée, c’est très méta comme expo, un médium qui parle d’un autre médium. Ça les fait voir autrement, dans l’histoire, ça leur donne une profondeur. Mettre un livre de 1981 avec un livre de 2015 et montrer qu’il y a une suite entre eux est un exercice qu’on ne fait pas souvent. C’est rare aussi qu’on voie tout le catalogue d’une maison d’édition. Nous voulions montrer ce qu’est une maison d’édition : sa vision, à travers son catalogue, change quelque chose dans un paysage littéraire. Exister pendant 40 ans pour une maison d’édition féministe, c’est aller chercher des voix littéraires, mais nous avons aussi fait advenir des livres. Il y a des gens qui n’auraient pas écrit s’il n’y avait eu cet espace féministe. Et ici on peut le voir, les objets le racontent.

MPG : Les luttes menées et leurs évolutions sont particulièrement palpables dans l’exposition, tout comme une notion de transmission. Il y a un certain hommage aux fondatrices aussi.
VLF : On se sent très proches d’elles. Ces filles n’imaginaient pas l’aventure que deviendrait Remue-ménage. Sauf Catherine Germain, ce n’était majoritairement pas des éditrices, elles étaient militantes. Elles sont devenues éditrices parce qu’elles ressentaient un manque : elles ne trouvaient pas les livres dont elles avaient besoin, les livres qu’elles voulaient lire, qui servaient leurs batailles, les livres qu’elles voulaient enseigner. Elles se sont dit qu’elles devaient les faire surgir, ou les traduire, en se disant «Faisons-le nous-mêmes». Elles ont changé quelque chose au Québec et on leur doit beaucoup. Je ne sais pas à quel point Remue-ménage est connue du public, elle reste une maison de niche, par contre, le travail fait a eu un effet sur la société.
Et il se passe quelque chose en ce moment, il y a plein de jeunes et très jeunes femmes qui se découvrent féministes. Il y a eu un recul et les jeunes femmes ont réagi très fortement, elles répondent présentes. Mais contrairement aux femmes qui se découvraient féministes dans les années 60, les femmes d’aujourd’hui héritent de quelque chose, on leur tend quelque chose, un catalogue, des ressources, une histoire.

MPG : Une sorte de passage de relais?
VLF : Oui, et j’ai l’impression que c’est très rare dans l’histoire de femmes, ce moment où on n’a pas besoin de reconstruire l’histoire des femmes dans l’ombre, à partir de rien. Cette histoire est racontée, écrite et transmise. Les jeunes femmes se tournent vers les textes de cette époque, des féministes radicales des années 70. Ces textes résonnent chez elle. Les filles de la grève en 2012 lisaient Québécoises debouttes!

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crédit photo : David Lacombe

MPG : En trouvant dans l’exposition côte à côte et sans hiérarchie des livres de différentes époques, on voit à quel point les luttes continuent et que la position féministe est encore nécessaire.
VLF : Nous célébrons parce que durer 40 ans pour une maison d’édition, c’est déjà remarquable, et pour une maison d’édition militante, ça relève de l’exploit. Nous sommes fières, contentes, mais en même temps, qu’il y ait toujours besoin d’une maison d’édition féministe veut dire quelque chose sur le monde du livre et notre société. Dans l’idéal, il n’y aurait pas besoin d’une maison d’édition féministe, c’est une stratégie. C’est une stratégie qui est très bonne et que je défends, mais ce n’est pas un idéal.

MPG : Le féminisme est un mouvement qui connaît plusieurs débats et tendances en son sein. En regroupant les essais par thématique, n’y a-t-il pas un risque de donner l’apparence d’un consensus plutôt que de relever la pluralité des voix et des pensées?
VLF : Il y a une diversité parmi les auteur.es publié.es, des gens qui s’opposent sur le plan politique. Sur la question du travail du sexe, on a publié Andrea Dworkin, une des fondatrices du mouvement abolitionniste, et on a publié Luttes XXX, recueil de textes des militantes pour les droits des travailleuses du sexe. L’histoire de Remue-ménage, par son équipe et ses fondatrices, c’est l’histoire de radicales, de penseuses, de filles très critiques. Les fondatrices étaient intersectionnelles avant la lettre : être féministe c’est aussi lutter contre la pauvreté ou contre le racisme. Luttes XXX est cohérent avec les livres sur le travail ménager des années 70. Remue-ménage est associée à une certaine tradition radicale, sans jamais vouloir se limiter. Il faut fouiller dans les livres. Les femmes se répondent, à travers les langues comme les générations. Pour nous, il y avait l’évidence de la polyphonie et de la constellation, l’évidence d’être nombreuses et différentes. Comment le montrer et l’affirmer?

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En effet, il faut plonger et fouiller à travers les livres, une exploration et un rapport direct que l’exposition permet. Les visiteurs peuvent saisir et ouvrir les livres, ou les écouter par quelques enregistrements, et même écrire sur des espaces collectifs. Évitant un romantisme poussiéreux et statique, ne magnifiant pas les livres et leurs auteurs mais en les plaçant plutôt dans une continuité, la conception de 40 ans deboutte est en soi féministe et transforme la relation au musée. Il demeure un lieu de mémoire collective, mais cette fois sa matière est plus vivante, et surtout vivifiante.

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