Quand je serai mort, vous danserez pour moi

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Photo : Jerick Collantes

In My Body, Une production de Centre de Création O Vertigo – CCOV ; Chorégraphie : Crazy Smooth; Assistance à la chorégraphie et direction des répétitions : Saxon Fraser; Interprétation : Jayson Collantes + Mark Collantes + DKC Freeze + Miss Marie Monsta + Nubian Néné + Julie Rock + Crazy Smooth + Tash + Vibz; Regard extérieur : Melly Mel; Musique originale : DJ Shash’U; Texte : Alejandro Rodriguez; Costumes : Sonya Bayer + Melly Mel; Lumières : Chantal Labonté; Conseil dramaturgique : Sophie Michaud; Interprétation et coordination réseaux sociaux : Anyo; Conception multimédia et scénographie : Xavier Mary + Thomas Payette (mirari); Programmation créative : Charles-Éric Gandubert (La boîte interactive); Direction de production : André Houle – CCOV; Direction technique : Jarrett Bartlett; Direction vidéo : Samuel Boucher; Direction de tournée : Claire Bourdin; Agente : Gillian Reid; Traduction des surtitres : Elaine Normandeau; Opération des surtitres : Sandrine Kwan. Une coproduction Bboyizm + Fonds de création CanDanse + Banff Centre for Arts and Creativity + Brian Webb Dance Company (Edmonton) + Yukon Arts Centre (Whitehorse) + dance Immersion (Toronto) + Canadian Stage (Toronto). Présentée au Monument-national dans le cadre du FTA du 2 au 4 juin 2023.

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« Yes », « Let’s go », « Wait… Wait… », « Allez », « Yo », « Come on », c’est ce qu’on entendait dans la salle, en plus des applaudissements, des sifflements et des cris d’encouragement des spectateurs. Je n’ai jamais assisté à un spectacle de breakdance auparavant, mais force est de constater que le public d’In My Body ressemble davantage à celui d’un événement sportif qu’à celui qu’on rencontre typiquement lors d’un événement du FTA. De fait, on entendait aussi quelques « chut » appelant au calme dans la salle, et j’avais l’impression d’assister à la confrontation entre deux publics, deux attentes, deux habitus étrangers l’un à l’autre.

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Jerick Collantes

In my body se compose de plusieurs tableaux, souvent joyeux, puissants, explosifs, parfois comiques, tantôt plus tragiques. Certains scènes rassemblent par exemple dix interprètes, qui dansent en petits groupes, s’adonnant parfois à des « battles ».  À d’autres moments, ils forment un cercle, conformément à la forme originale des performances de breakdance, celles-ci prenant d’abord place dans la rue. Certains tableaux servent à mettre en lumière l’un ou l’autre des interprètes, qui effectuent, sous le regard des autres, un solo truffé de « power moves » et de « freeze ».  Les interprètes performent également des jeux de jambe (footwork) de manière synchronique en formant une ligne. On retient particulièrement la séquence où ils évoluent sur une droite, en avançant ensemble à l’image de l’aiguille d’un cadran. Au milieu du spectacle, une longue séquence met en scène une danseuse bougeant sur une musique électro. Elle nous livre des mouvements fluides et lents qui détonent franchement avec le reste de la partition. Enfin, la dernière partie du spectacle mobilise davantage la toile de projection installée au fond de la scène ; elle devient un écran coloré (vert et mauve) qui reçoit les ombres des corps dansants.

Il aurait peut-être fallu investir davantage l’aspect musical ou scénographique de la proposition pour assurer plus de fluidité entre ces différentes parties plutôt hétérogènes, car le spectacle manque parfois de cohérence, et cela semble en partie attribuable aux transitions. On trouve tout de même un fil conducteur : celui de la vieillesse. Le thème irrigue presque d’un bout à l’autre la partition. Dès le début, des images de radiographies de poumons sont projetées sur l’écran, tandis que les plus jeunes exécutent leurs prouesses au sol. Comme l’explique le chorégraphe, la question de la vieillesse affecte particulièrement les « b-boys » et « b-girls », qui sont de véritables athlètes. À l’instar des sportifs, ils sont souvent destinés à une carrière qui s’achève prématurément : « Je dis souvent que lorsqu’on commence une carrière de break, on signe un contrat qui nous confère des pouvoirs de superhéros : on pourra accomplir toutes sortes de prouesses et inspirer l’admiration [aux] autres, sauf qu’en petits caractères sur le contrat, il est aussi écrit que ça ne durera pas. Les pouvoirs nous seront retirés rapidement. Quand ça arrive, c’est un choc. »

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Jerick Collantes

En témoigne le parcours de DKC Freeze (l’un des interprètes), né en 1965 à Montréal. Ce dernier relate sa perte de capacité et met en scène le vieillissement de son corps d’une manière caricaturale à travers des essoufflements, des pauses, des crispations du visage, qui rendent palpable sa douleur. « Est-ce que ça en vaut la peine ? », demande-t-il. Est-ce que ça vaut la peine de se blesser, d’user son corps ainsi pour la danse, pour lutter contre la gravité, pour vivre de sa passion? La question demeure irrésolue. On trouve cependant une piste de réponse dans le témoignage livré par le personnage de Tash, cette femme quinquagénaire (qui est à mon sens le clou du spectacle) revenant sur scène, avec In My Body, après une longue pause : elle explique avoir arrêté de danser pour nourrir ses enfants, trouver un emploi plus stable, mais être rapidement revenue au break, au bout d’un an, pour enseigner sa passion. L’on se dit, en la voyant danser avec autant de joie, de précision et de vitalité, que la vieillesse n’a pas toujours le dernier mot.

L’un des termes au cœur du spectacle est « sankofa », un mot ghanéen qui se traduit par « chercher dans le passé  ». Pour Crazy Smooth, sankofa signifie aussi l’acceptation : « Nul n’échappe à la friction de vieillir. Sankofa, c’est aussi l’acceptation. Accepter de vieillir amène une certaine paix intérieure. C’est une forme de liberté. » In my body se présente ainsi comme une histoire de passage, d’héritage. C’est donc vers la génération de Crazy Smooth, cette génération de l’entre-deux qui fait le point entre les pionniers et les plus jeunes qu’on se tourne dans la scène finale. Un jet de lumière se pose sur le chorégraphe du spectacle, qui performe quelques mouvements avant de faire un signe de prière, comme pour envoyer ses grâces à ceux qui vont le suivre.

Le breakdance est plus qu’une danse. C’est une manière de vivre, un « refuge », une communauté, une « libération », ainsi qu’une « célébration » pour reprendre quelques termes employés par le narrateur; cette célébration était non seulement la leur, mais aussi la nôtre, si l’on se fie aux réactions du public festif et enthousiaste qui assistait au spectacle. Une chose est sûre : les interprètes nous transmettent leur énergie, leur combativité, leur puissance, leur vélocité ; on en sort galvanisé – rajeuni.

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Jerick Collantes

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