Pour un théâtre de la catharsis

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08.02.2018

Résistances plurielles : Icône Pop, chorégraphie, costume et interprétation : Mélanie Demers : musique et interprétation : Mykalle Bielinski ;  Instant Community, co-création et interprétation : Peter Quanz, Sylvain Lafortune, Bernard Martin, Brice Moeser, Peter Trosztmer ; dramaturge : Kathy Casey ; Recurrent Measures, chorégraphe et interprétation : George Stamos, avec Stacey Désilier, Elinor Fueter, Geronimo Inutiq, Jean-Benoit Labrecque, Chi long, Mark Sawh Medrano, présentés par l’Agora de la danse (Montréal) du 24 au 27 janvier 2018.

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« Je reviens de la vie », écrivait Asli Erdogan, qui recevait en janvier 2018 le prix Simone de Beauvoir, fondé par Julia Kristeva il y a dix ans. Résistante au « régime fasciste » de la Turquie, la courageuse écrivaine s’est mise au service des Droits de l’homme contre les nombreuses causes gangrénant son pays. Incarcérée pendant 136 jours et toujours menacée, cette organisatrice de marches civiles, solidaires et pacifistes, récipiendaire du prix de la paix Erich-Maria-Remarque en 2017, a été physicienne nucléaire avant d’être militante.

Peut-on oublier cette actualité, quand s’ouvrent Résistances plurielles, titre de la saison à l’Agora de la danse ? Que signifie résister, pour nous qui vivons en paix? La solidarité internationale résonne dans ses luttes lorsque, de son exil, Asli Erdogan explique : « Je suis allée en prison car je n’ai pas pu rester sourde et muette, juste parce que j’avais parlé des atrocités commises dans une petite ville kurde où 150 personnes ont été brûlées vives. Je suis […] menacée d’une peine de prison à vie, car j’ai rassemblé les cris et les cendres de ces personnes et j’en ai fait de la littérature ». Les artistes d’ici s’inscrivent, volontairement ou non, sur cet horizon. 

Une vérité crue

Que signifie résister pour Mélanie Demers? Son solo Icône Pop, qui communique son ironie décapante, en est un nouvel exemple : elle y profane des images adulées de Sainte et de star. De son corps athlétique, la danseuse cingle le star system et, plus largement, la condition de l’artiste, de la femme noire, de toute femme. Consciente des rapports Nord Sud et des impasses de la réussite, elle bâtit une solide œuvre politique.

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En Italie, elle s’est produite dans une église ; à Montréal, ayant essuyé des refus, elle a choisi un stationnement souterrain. C’est là que se dévoile sa diva, parodie de Beyoncé, la reine féministe du R&B, de la pop et du soul.

Sur le Stabat Mater envoûtant de Dvorák, que chante Mykalle Bielinski, Demers avance d’une démarche divine, avec ses lunettes noires et ses talons hauts ; elle resplendit. Sa voix tonitrue, elle appelle sa famille. Mais la performance vire : les feux de la rampe s’avèrent illusion. La femme déçue se dévêt alors de ses attributs de parade : son collier n’était qu’une chaine, sa robe de scène, une toile de chantier. Grotesque avec ses seins de caoutchouc à l’air, elle s’abandonne à la décadence, seule et vulnérable. Allongée face au sol, dans la crasse réelle, la voici vaincue.

Mais elle se relève, salie, pour entonner un puissant cantique de libération dans lequel elle proclame une fierté triomphale. Une fois assise sur la grille qui sépare le chœur et la nef de son église improvisée, au lieu de la communion, elle pousse un grand rire inextinguible. Son visage se métamorphose au gré d’états variés, effrayants ou sereins. Sa moquerie ravageuse, forcée et insolente, force l’admiration. Le prosaïsme et le sacré s’entrechoquent, sidérant le public sur les bat-flancs.

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Derrière les masques du jeu, on devine la personne : à la fin de la pièce, on hésitera à la laisser là, sous l’autre idole des pauvres, le Christ placardé. La sincérité de cette Marylin métisse, recomposée en héroïne combattante, contemporaine, m’a fait ressentir une vive émotion. C’était un grand moment de théâtre, une courte pièce exprimant un équilibre féminin fièrement gagné.

Traverser l’écran

Est-ce que danser libère ? Danser n’est-il pas trop léger devant l’état du monde ? Les danseurs de ces Résistances plurielles se sont posé ces questions, car ils ne dansent pas. Brisant le quatrième mur, Instant Community de Peter Quanz, performé dans le studio Paul-André Fortier de l’édifice Wilder, propose un dispositif d’échange avec le public.

Au milieu d’un ballet de tablettes informatiques, déposées au sol parmi les spectateurs, nous sommes invités à circuler entre des vidéos de nature, de cataclysme et d’animaux étranges, puis à regarder comment les caméras, projetant de grands collages sur les murs, font naître des scènes inédites. Les visages et les corps en mouvement sont ici détaillés, grossis et superposés, créant des êtres monstrueux, exempts des lois de la gravité.

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Ces collages et accouplements clownesques troublent nos sens. Quel est cet humanoïde enfantin, aux grimaces imbéciles, qui pirouette contre un mur tout en poussant l’artifice jusqu’à se grandir dans un miroir mensonger ? Que nous dit-il des médias, des selfies et de la technologie? Le jeu répond : Attention aux images trompeuses! La démonstration s’éclaire dans la scène finale, où des feux de camps virtuels invitent le public à faire cercle autour des écrans en croquant de vraies carottes.

Un silence critique s’impose : allons-nous collectivement résister au faux, aux manipulations, aux comédies de notre temps ? Simple et efficace, cette mise en espace intégrant l’informatique questionne ses usages.  Sommes-nous les jouets captifs de la compétence, de la science et de l’inventivité ?

Répétition sans fin

Résister, c’est répéter, durer, dit Georges Stamos dans Recurrent Measures. Six interprètes s’y placent sur des disques tournants, disposés près des murs. Ils prennent leur élan pour tourner, comme des toupies, s’aidant de gestes mécaniques, réguliers et légers. Ce manège conceptuel varie à peine, l’objectif étant de conserver le rythme des tours, le battement des corps et les frottements du bois. Chaque danseur ira ainsi aux limites de l’équilibre, résistant avec le public à l’étourdissement.

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La mystique de ces derviches tourneurs, loin de la politique, rassemble ici aussi la communauté. Détachés des contingences, ces interprètes endurants imposent leur mode de jouissance rebelle à l’ordre extérieur ; l’excès de cet exercice inoffensif devient une force réelle. Ces corps écrivent leur sublimation monacale : la présence humaine se concentre dans le fantasme d’un temps emballé, où le désir de durer dans cette danse rituelle échappe au sujet incarné. L’individu y est hors d’atteinte.

Les chorégraphes et interprètes de Résistances plurielles semblent partager un but : la puissance phallique, avec ses emblèmes, peut-elle être librement confrontée ? Résister, c’est se demander si, ayant ce pouvoir ou ne l’ayant pas, on peut décider de la place qu’on lui accorde et de ce qu’on en fait.

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crédits photos : Véronique Mystique (Recurrent Measures) et Brianna Lombardo (Icône Pop

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