Polyvalence excessive : Metagaming et l’écartèlement d’un concept.

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Boluk, Stephanie et Lemieux, Patrice. Metagaming. Playing, Competing, Spectating, Cheating, Trading, Making, and Breaking Videogames. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2017

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Il y a une quinzaine d’années, un essai comme Metagaming aurait été en avance sur son temps; après tout, difficile d’imaginer comment un lectorat universitaire aurait pu être intéressé aux méta-considérations liées au jeu vidéo quand il était encore nécessaire de convaincre de la signification culturelle et de la validité artistique de ce médium. Il y a une dizaine d’années, certaines des œuvres étudiées par Stephanie Boluk et Patrice Lemieux n’étaient pas encore au stade de production, des jeux comme Metal Gear Solid : The Phantom Pain et Super Mario Maker, parus en 2015, mais aussi des jeux indépendants comme Fez (2012), produits avec des moyens modestes mais des visées ambitieuses. Il y a cinq ans, certains des phénomènes abordés dans l’essai n’avaient pas encore eu lieu, parmi lesquels l’explosion de la scène du e-sports, les pratiques de « gold farming » qui brouillent les frontières entre activité ludique et labeur électronique, et le navrant épisode du « GamerGate ».

Or, même si toutes les conditions ont été réunies pour que puisse exister un essai sur les dimensions méta-performatives, méta-analytiques et méta-éthiques (pourquoi pas!) du jeu vidéo, certains ratés dans l’exécution du projet ont compromis la qualité globale d’un essai par ailleurs pertinent et instructif par moments. Nous avons plutôt droit à un essai proposant des idées prometteuses et des analyses éclairantes mais qui s’enfarge trop souvent dans les fleurs du tapis.

Prenons, par exemple, la problématique au cœur de l’essai. Comme le sous-titre de l’ouvrage le laisse présager, les visées de ce concept, tel qu’employé par les auteurs, est pour le moins vaste. À preuve, la première approche vers la formulation d’une définition du métajeu démontre combien son application veut ratisser large:  » Attitude, affinity, experience, achievement, status, community, competition, strategy, spectatorship, stastistics, history, economics, politics; the metagame ruptures the logic of the game, escaping the formal authority of both ideal rules and utopian play via those practical and material factors not immediately enclosed in the game as we know it. » Les choses se précisent légèrement par la suite quand les auteurs ajoutent que « the word metagame has become a common label for games about games, games within games, games around games, and games without games », ce qui désigne également une… vaste réalité.

Lorsque les auteurs se décident finalement à poser des contours plus nets à leur concept, ils restreignent le spectre de son application pour en faire un outil davantage en phase avec l’usage fréquent du préfixe méta- : « Difficult to design, impossible to predict, deeply collaborative, and always ephemeral, metagaming undermines the authority of videogames as authored objects, packaged products, intellectual property, and copyrighted code by transforming single-player software into materials for making metagames. » Outre la première partie de l’affirmation — qui ne me semble pas terriblement spécifique à un métajeu, puisqu’elle pourrait tout aussi bien désigner des aspects récurrents de la production de jeux vidéo contemporains — on remarquera que cette définition semble former une sorte de ruban de möbius rhétorique, une boucle récursive où l’on explique que le méta-jeu sert à engendrer le méta-jeu. Certes, le passage dans « la dimension méta- » peut engendrer des gymnastiques mentales faites de décalages, télescopages et autres manœuvres périlleuses, mais je sens tout de même qu’on abuse de ma bonne foi quand on me donne à lire ceci : « The standard metagame is an anti-metagame metagame. The way in which this standard play conforms to and is rewarded by the ergonomic interfaces, authored designs, advertised campaigns, and commodity forms of videogames as a mass medium while disavowing their own existence is precisely how software encloses play as a cultural practice to become its ideological avatar. »

Passé le problème de la redéfinition récurrente d’un terme qui se voit galvaudé et étiré jusqu’à pouvoir englober pratiquement tout, Metagaming propose des études de cas abordant tour à tour certaines facettes du métajeu. Deux des six chapitres sont plus réussis. Le premier porte sur les différentes formes de « parties à contraintes » déployées à partir des titres de la franchise Super Mario de Nintendo; depuis les premiers « speedruns » de Super Mario Bros, où l’enjeu ne devenait pas tant de sauver la princesse que de se rendre à la fin d’un niveau le plus rapidement possible, les auteurs montrent bien comment la machine Nintendo a cherché à incorporer ces pratiques « déviantes » au sein même de ses titres, de manière à maintenir le contrôle sur l’utilisation de ses produits. Le second aborde le « métajeu » autour de l’incursion du discours féministe au sein de la communauté vidéoludique par l’entremise d’Anita Sarkeezian. Les débats enflammés que celle-ci a engendrés par sa série de vidéos essayistiques Tropes vs Women in Videogames étaient conceptualisés comme une forme de « métajeu » discustif par certains participants de ces échanges acrimonieux.

Les autres chapitres se caractérisent par des déséquilibres qui gâchent le propos ou l’intérêt qu’on porte à la lecture. Par exemple, aborder la question du « capacitisme » (ableism) dans les jeux vidéo est une excellente idée, et l’étude du Helen Keller Simulator (une interface noire ne proposant aucune forme d’interactivité) ou des « blind runs » (des parcours de jeu vidéo effectués par des joueurs atteints de cécité ou choisissant volontairement de se bander les yeux) occasionnent des prises de conscience sur un aspect de l’expérience vidéoludique qui avait jusqu’à présent consisté en un point aveugle de mes réflexions. Cependant, ce même chapitre contient une analyse fastidieuse et alambiquée du jeu Metal Gear Solid : The Phantom Pain, qui, de surcroît, n’aboutit pas à des conclusions éclairantes, voire manque de limpidité. Le cas le plus flagrant d’un chapitre aberrant est celui consacré à « The Turn of the Tide« , un fait saillant célèbre dans l’histoire du jeu Duel of the Ancients II (Dota II), plus précisément dans celle des compétitions de e-sports dont ce jeu constitue une des disciplines-reine. Des pages et des pages sont consacrées à amener l’explication de cette fameuse séquence et culminent en une description qui demeure difficilement compréhensible pour les néophytes de ce jeu (dont je suis); qui plus est, on apprend quelques pages plus loin qu’en dépit de l’importance capitale initialement perçue au moment de l’utilisation de cette stratégie innovante, ce « tour de la marée » n’aura pas eu d’effet durable dans le milieu; on se demande donc quel a été l’intérêt d’accorder autant d’importance à un événements qui, avec le recul, s’est révélé davantage épisodique que durable.  

En somme, l’essai de Stephanie Boluk et Patrice Lemieux est inégal et aurait été davantage nécessaire il y a une dizaine d’années, mais ce n’est pas le reproche principal (au demeurant raisonnable) que j’adresserais à Metagaming. Le plus gros problème de l’essai est d’avoir failli à une promesse effectuée dès le début du livre, à savoir, proposer un jeu vidéo métacritique pour accompagner chacun des chapitres. Comme l’annoncent les auteurs : « Metagaming begins with the assumption that making criticism does not stand far from critical making, and that the arguments developed throughout each chapter are a form of play and a form of game in and of themselves. » Ils ont alors choisi de passer de la parole aux gestes ou, plutôt, de la théorie à la pratique : chacun des jeux est décrit en fin de chapitre et, bien qu’il ne semble pas présenter un grand intérêt sur le plan de la jouabilité et du plaisir tiré de son exécution, ils accomplissent leur objectif conceptuel de manière satisfaisante. Du moins, c’est ce que j’ai pu assumer en lisant les descriptifs des jeux, puisque malgré mes efforts répétés, je ne suis pas parvenu à accéder à ces jeux sur le Web, tant en me rendant à l’URL fourni dans les pages du livre qu’en cherchant d’autres trajectoires pour y parvenir grâce à Google. J’espérais beaucoup de cette proposition; quelle meilleure manière de représenter un métajeu que d’en proposer un soi-même? Il est navrant qu’une presse universitaire ne semble pas avoir été en mesure d’assurer le soutien technique au projet audacieux formulé par ses auteurs. Ce n’est que partie remise!

 

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