Petite trilogie de deuils impossibles

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03.04.2019

Éric Morin, Nous sommes Gold, Parce Que Films, 2019, 99 minutes.

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À la suite de Chasse au Godard d’Abbittibbi (2013) et deuxième titre de ce qui deviendra peut-être un cycle abitibien, Nous sommes Gold, le dernier long-métrage d’Éric Morin, donne à voir les stigmates que laissent les carastrophes dans les vies individuelles. Campée dans les années 1990, l’intrigue s’ouvre sur le retour de Marianne (Monia Chokri) dans sa ville natale d’Abitibi après dix ans d’absence, à l’occasion de la commémoration de l’effondrement de la mine qui a fait soixante-huit victimes, dont ses propres parents. Elle renoue avec  sa sœur (Catherine de Léan), à qui elle avait laissé la garde de leur tout jeune frère. Elle retrouve aussi Kristoff (Emmanuel Schwartz) et Kevin (Patrick Hivon), avec lesquels elle formait autrefois un band, Gold. Le premier, professeur d’histoire au secondaire, s’investit toujours tant bien que mal dans ce qui reste de son band, dont la popularité semble se limiter à sa région natale  – Marianne, elle, a rencontré un certain succès en Europe, où elle est partie suite à la tragédie. Kevin, drummer du band, est aussi le seul rescapé de l’effondrement. Il doit depuis composer avec les séquelles physiques et psychologiques de l’évènement, ainsi qu’avec le surnom « The Survivor », le survivant, rôle qui semble lui permettre de justifier une folie parfois davantage jouée que réelle. Nous sommes Gold déroule les journées mouvementées qui précèdent l’inauguration d’un mémorial pour les victimes de l’effondrement, pendant lesquelles le trio retrouve, pour un temps et non sans nostalgie, sa complicité des années passées.

Si Nous sommes Gold évoque l’inévitable alternative entre partir et rester qui se pose à ceux qui vivent loin des centres urbains, il ne s’agit pas à proprement parler d’un film sur l’opposition entre la ville et la région. Il était avant tout nécessaire de représenter un lieu relativement hermétique, pour explorer, comme dans une expérience de laboratoire où toutes les variables sont contrôlées, l’impact d’un événement d’ampleur sur la vie quotidienne. Quand toutes les énergies gravitent autour d’un même noyau, que toute l’organisation d’une communauté repose sur un seul pilier – ici, l’exploitation minière – et que celui-ci s’effondre, que se passe-t-il?  L’importance de la mine est soulignée par tout un réseau de nominations, comme si son emprise s’étendait jusqu’à l’ordre des mots lui-même. Ainsi par exemple, un petit groupe de jeunes danseurs, présenté lors de la soirée de commémoration, porte le nom des « pieds dorés », tandis que le band de Kristoff, Gold, interprète un morceau intitulé I am Gold.

Mais il s’agissait aussi, aux dires d’Éric Morin, de redonner à l’art une expression qui appartenait d’abord au rock ou au hip hop et qui a ensuite été choisie comme nom par une minière, IAMGOLD Corp. On comprend l’importance de la mine dans l’univers du film dès les premiers plans de drone qui donnent à voir un territoire vaste et sauvage, mais déformé par l’activité humaine. Une fois passée cette ouverture, ces plans, bien qu’agréables pour l’œil, auraient pu être moins présents. On ne sent pas, par exemple, qu’il y a un rapport d’analogie bien défini entre le territoire qui nous est montré et les personnages, question qui est de toute façon secondaire dans le film. En outre, les séquences d’images captées par drone ne paraissent pas tout à fait s’intégrer harmonieusement à l’esthétique du film.

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C’est sans doute par cette dimension que Nous sommes Gold se démarque. La musique de Philippe B., élaborée au fil de la conception du film, y tient un rôle de premier ordre. Un album contenant les chansons du film est d’ailleurs sorti au moment où ce dernier prenait l’affiche. Emmanuel Schwartz a interprété lui-même les morceaux qui composent la bande sonore, facteur de réalisme dans la représentation du band. La musique, rarement absente et porteuse d’une intensité émotive soutenue, assure la liaison des images. Éric Morin a opté pour un enchaînement rapide des scènes, déroulement tout en contrastes débouchant sur un dénouement qui nous laisse à bout de souffle.

Le long-métrage exploite ici et là une esthétique fragmentaire qui s’oppose à la continuité narrative et réussit de la sorte à donner forme à une certaine conception de l’Histoire. Il confronte de fait deux manières d’envisager les catastrophes historiques. L’une, réparatrice, voit dans les actes de commémoration la façon de guérir les blessures et de reléguer définitivement dans le passé les événements traumatisants. Elle est incarnée par la sœur de Marianne, mais aussi par le père de Kristoff, l’avocat qui s’est battu contre la minière pour offrir des compensations aux familles des victimes. L’autre conception postulerait quant à elle la continuité du passé dans le présent, la permanence du désastre, et irait de pair avec un refus de l’oubli consolateur ou de la transformation de la vie en archives et monuments.

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Le film suggère par ailleurs avec brio l’inadéquation, voire l’impossible réconciliation entre la dynamique de la mémoire collective et les exigences de la mémoire individuelle. C’est ce que souligne par exemple la scène dans laquelle Marianne s’offusque que les artisans du mémorial aient disposé les noms des victimes en ordre alphabétique, classement par excellence des administrations, ordre rationnel qui fait fi du réseau complexe des affinités humaines. Marianne et Kevin commémorent tous les deux, à leur façon et contre les démarches officielles, l’effondrement minier qui semble avoir déterminé les dix dernières années de leur vie.

La réussite, en ce qui concerne le visuel et la trame sonore, paye peut-être un peu le prix de la faiblesse occasionnelle des dialogues, qui servent parfois trop visiblement à faire obliquer le cours de l’intrigue ou manquent à certains moments de naturel. Peut-être aurait-il fallu trancher en faveur d’une opacité plus assumée, ou donner d’emblée les clés nécessaires à la compréhension de l’intrigue. Quelque part entre les deux, l’écriture ne rend pas toujours justice à la performance des acteurs. Il faut tout particulièrement souligner celle de Patrick Hivon, qui incarne un Kevin à l’énergie exubérante, et d’une intéressante complexité.

 

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