Par les yeux

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14.03.2016

Native Girl Syndrome, une production de Lara Kramer Danse. Chorégraphie et scénographie : Lara Kramer; interprétation et collaboration : Angie Cheng et Karina Iraola. Au Studio Espace Libre, 1945 Fullum, Montréal. Jusqu’au 19 mars 2016.

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Si le hall d’accueil de l’Espace Libre sent l’étable ces jours-ci — parce que le NTE y présente au rez-de chaussée ses Animaux —, l’ambiance du Studio à l’étage supérieur des lieux n’a rien de pastorale. On pénètre en effet dans une tout autre jungle — urbaine, crade, désolante : pensez Place de la Paix ou Square Viger. Jonchent le sol tout ce qu’on peut imaginer de cannettes, boîtes de cheeseburgers, sacs de plastique et détritus. Un son drone, bientôt aliénant, vrombit. L’endroit est peuplé de deux femmes, vacillantes et agrippées à leurs landaus respectifs.

Ces femmes sont, pour le dire aussi crument qu’elles sont montrées, autochtones et affreusement saoules.

Autochtones, on nous l’annonçait par le titre de la présentation et l’on sait que la conceptrice de Native Girl Syndrome est «l’une des rares chorégraphes contemporaines québécoises issue des Premières Nations» (extrait du programme). On le remarque aussi d’un seul coup d’œil vers les danseuses, qui nous font pourtant dos. Elles ont les cheveux longs, très noirs et en furie, et sont vêtues de manteaux de cuir à franges. L’une d’elle (interprétée par Karina Iraola) porte de plus une casquette noire sur laquelle est cousu un écusson autochtone. Il est étonnant combien on ne connaît rien aux nombreuses communautés amérindiennes, mais qu’on sache reconnaître un.e Autochtone en une fraction de seconde. Surtout assis.e dans un parc près du métro Place-des-Arts ou St-Laurent.

Les deux protagonistes sont criantes de justesse et de tristesse. On a tous déjà vu ces femmes, par coups d’œil furtifs, entre discrétion et crainte d’être pris à partie, harangué ou sollicité. Avec peut-être, parfois, un peu de compassion impuissante. On peut les présumer venues d’ailleurs, loin de la métropole, abouties dans la rue, victimes du native girl syndrome, une épouvantable prédestination pour la toxicomanie, l’itinérance et la misère par laquelle on désigne le sort des femmes autochtones au sortir de leur communauté vers la ville — ou de manière encore plus violente, après leur passage en pensionnats.

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Les voilà donc devant nous avec leurs quelques effets qu’elles trimbalent dans un landau, poignant symbole d’un refuge aboli et d’une sécurité envolée auquel elles s’attachent, tantôt pour s’y cacher, tantôt pour le chevaucher, véhicule pulsionnel navrant de leur hygiène désormais publique. Ensemble ou séparément, elles déambuleront, riront bien gras, boiront, chieront ou vomiront, tituberont, hurleront, convulseront, boiront encore, se caresseront un peu. L’intimité de ce point de vue rare et privilégié sur leur vie, toute inimaginablement difficile qu’elle soit, produit un saisissant sentiment d’humanité, comme un abasourdissement de partager malgré tout avec elles quelque chose de profondément humain : le désir, la révolte, l’instinct de survie et le goût d’en finir.

J’aime ces spectacles de danse où l’on ne danse pas tout à fait, ces théâtres où on ne joue pas, ces espaces où l’on expose les émotions au moyen de corps humains en présence, en relation avec le lieu, et le public, enfin. Un public complice qui, par sa proximité, risque non seulement de recevoir tel morceau de vêtement ou canette de bière, mais surtout d’absorber la dose à la limite du supportable de la violence indigne des conditions de vie de ces femmes qu’il a choisi d’observer. Pour ressentir, comprendre, aimer mieux.

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Il faut voir les images

Il faut voir les images, toutes les images. Je suis de cette école de pensée. Lara Kramer a, bien entendu, toute la légitimité du monde de créer et présenter ces femmes, de choisir, parmi toutes les représentations possibles de femmes autochtones, celle d’une inexprimable misère contemporaine, voisine de mon confort et de mon bonheur.

Est-ce qu’un cinéaste blanc, non-impliqué auprès des communautés autochtones, qui choisit de nous présenter un montage d’images de similaires déchéances — «réelles», de surcroit, puisque glanées sur Youtube —, possède cette légitimité? Il est évident que non : sa position de privilège sur son objet d’étude fausse l’authenticité de la posture. Je ne dis pas qu’il soit invalide, mais son regard est inévitablement opacifié d’un biais idéologique qui empêche la pleine transmission des contenus, qui véhicule et perpétue, pour tout dire, cela même que l’exercice entend dénoncer.

Mais n’ai-je pas joui d’un tel privilège d’avoir pu assister, bien assis et auprès des miens, à ce bouleversant exposé anthropologique qu’est Native Girl Syndrome? Mon ticket d’admission me rappelle que oui.

Je crois qu’il importe, en définitive, de voir les images.

À un moment du spectacle, la pièce These Eyes des Canadiens Guess Who est jouée intégralement, fredonnée ensuite par l’une des interprètes :

These eyes cry every night for you
These arms long to hold you again
The hurtin’s on me, yeah
But I will never be free, no
[…]
These eyes watched you bring my world to an end

À quels yeux fait-on référence? J’ai les miens, posés sur deux femmes qui évoluent sur scène, en lieu et place d’autres, dehors, domiciliées dans les rues avoisinantes. Je n’ai pas et n’aurai probablement jamais cette vie dépeinte. J’ai le luxe d’aller au théâtre. Des artistes de danse m’ont amené en toute première ligne devant un pan de l’existence humaine auquel je n’aurai selon toute vraisemblance jamais accès. Mes yeux se sont posés dans d’autres yeux. Les ai vus se mouiller, bouillir, s’évanouir et souffrir. N’y a-t-il pas une vérité d’une puissance colossale à extraire de cette configuration?

Il me fallait voir ces images. Pour que plus tard, dans la sécurité de ma maison, je puisse pleurer ce que j’ai vu, mais plus encore pour que le lendemain, sur la rue, l’humanité m’apparaisse plus directement. 

crédit photos : Marc J Chalifoux

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