Ombres et lumières de la folie

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19.09.2019

Pedro Pires, Alexandre le Fou, Pedro Pires Films, 2019, 65 minutes.

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Pedro Pires, qui avait récolté de nombreux prix internationaux avec son court-métrage Danse Macabre (2009), réaffirme dans son plus récent film son intérêt pour la beauté déroutante que peuvent susciter les choses obscures, cette fois avec l’amplitude permise par un format plus long. Plongée dans le quotidien d’un homme atteint par la maladie mentale, Alexandre le Fou est porté par une démarche documentaire tout à fait stimulante et se démarque autant par ses qualités intrinsèques que par l’intérêt de sa proposition.

Soi-même comme un autre

Alors qu’il était âgé de vingt-cinq ans, Alex, sujet principal du film, est revenu d’un stage de six mois à bord d’un navire marchand en mer de Chine atteint de schizophrénie paranoïde. Ainsi, s’il est revenu, c’est tout autre que celui qu’il était avant le départ, et son odyssée a eu quelque chose d’un passage par la mort. Les circonstances et les causes de l’apparition de la maladie restent énigmatiques, et le souvenir de l’événement flou pour Alex. Le moment pivot est rappelé par des images de navires et des photographies d’océan, et par la présence de l’eau de plus en plus envahissante au fil du long-métrage. La scission irrémédiable entre un avant et un après est par ailleurs accentuée par l’intégration d’images vidéo tirées d’archives familiales, montrant Alex enfant avec sa mère ou son père, de qui il a hérité sa passion pour la navigation. Alexandre le Fou suit le protagoniste dans son quotidien, une quinzaine année après son retour de l’étranger, alors qu’il mène une vie rendue relativement stable par les médicaments et l’aide de son entourage.

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Cette stabilité bénéfique est paradoxalement ce qui fait qu’Alex reste en quelque sorte pris entre deux réalités distinctes, avançant sans appui sur la ligne instable qui sépare les gens « fous » des gens « normaux » et ne pouvant appartenir à aucun de ces groupes. Dans le monde de ceux qui vivent sans maladie mentale, il lui est difficile de créer des liens durables, malgré ses dispositions pour la sociabilité. Il ne peut non plus tout à fait s’identifier aux hommes et aux femmes, atteints de schizophrénie comme lui, qu’il côtoie dans le logement où il habite ou dans des rencontres de groupe thérapeutiques. Il a parfaitement conscience de représenter un « cas plus léger », au point que rien ne permet de déceler à première vue sa condition, ce qu’il appelle ses « restes de folie ».

Fou, c’est un mot qu’Alex s’attribue volontiers – d’où sans doute sa présence dans le titre du film –, semblant le préférer au terme « schizophrène », plus exact d’un point de vue médical. Le vague et l’ambiguïté rappellent une époque où la maladie mentale était moins comprise, époque où, comme Alex le rappelle, il aurait probablement été pensionnaire dans un asile. Mais il s’approprie peut-être également le terme pour ses affinités particulières avec une certaine mythologie de l’art, et les associations qui ont couramment été faites entre la folie et la créativité. Le titre pourrait bien, d’ailleurs, être un heureux amalgame entre « Pierrot le fou » de Godard et « Alexandre le grand » de Rossen. Lorsqu’Alex annonce qu’il déménage dans un bloc-appartements « pour fous et artistes », on se demande s’il s’agit ici d’une seule et même chose, et si les locataires doivent répondre aux deux critères. On croise dans le long-métrage certains des voisins du protagoniste, qui ont l’occasion de prendre la parole à propos de leur démarche ou de leur champ d’intérêt. Quant à Alex, s’il ne s’adonne pas concrètement à une quelconque pratique artistique, c’est par l’entremise du film lui-même qu’il revêt le rôle d’artiste de sa propre vie.

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Raconter le réel

La démarche derrière Alexandre le fou n’est ni strictement documentaire, ni fictionnelle. Le film doit moins être vu comme un hybride où il y aurait une alternance entre ces deux pôles que comme une véritable fusion entre les deux approches. Pedro Pires se réclame explicitement de la démarche de Pierre Perreault dans Pour la suite du monde, et sa matière est prise à même le réel. Le réalisateur a suivi Alex et son entourage pendant un an pour filmer leurs interactions, récolter leurs pensées. Il a ensuite utilisé ce matériau de base pour réfléchir aux significations et aux directions narratives qu’on pouvait y trouver, dans le but d’effectuer un travail de scénarisation propre aux œuvres de fiction. C’est ce travail qui a donné l’impulsion à une deuxième phase de tournage. Résultat, le film s’écoute comme une fiction, d’autant plus qu’Alex, dont le petit air de dandy est très charmant, est particulièrement à l’aise devant la caméra.

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Cette approche permet de dégager un sens pour le spectateur, mais aussi pour Alex et ses proches, qui ont non seulement nourri le projet, mais aussi pu ressentir en rétroaction l’action transformatrice de l’art sur la vie. L’entourage d’Alex a été impliqué tout au long du processus, notamment sa grand-mère, qui habite en France et avec laquelle il s’adonne à de fréquents échanges téléphoniques. C’est cette grand-mère qui exhorte Alex à rencontrer des jeunes filles, ce qui mènera à un nouvel épisode dans sa vie et mettra en péril le fragile équilibre de sa condition. Quant aux échanges entre Alex et son père, ils sont particulièrement touchants et s’inscrivent dans un ensemble de variations sur le thème de la filiation qui traverse le film.

Plus jeune, Pedro Pires a travaillé comme préposé dans une institution psychiatrique et cette expérience l’a rendu sensible à la beauté et au potentiel poétique des réalités comme à celles de la folie et de la mort. Mais ces thèmes, dans Alexandre le Fou, ne sont aucunement donnés en spectacle ou choisis pour leur simple effet esthétique. Sans s’empêcher de démontrer sa grande créativité, Pires s’efface pour laisser la parole à ceux qu’il filme, tout cela avec une sensibilité et une ouverture qui réussissent à véritablement toucher le spectateur.

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