L’orthographe sens dessus dessous

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La convivialité, texte et interprétation : Arnaud Hoedt et Jérome Piron ; mise en scène d’Arnaud Pirault, Clément Thirion et Dominic Bréda ; conception de Nicolas Callandt, Antoine Defoort et Kévin Matagne ; présenté à la salle Fred-Barry du 30 octobre au 10 novembre 2018.

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Arnaud Hoedt et Jérome Piron ne sont pas comédiens, mais bien professeurs (l’un de français, l’autre de religion catholique, diront-ils en guise d’introduction) et collègues dans un lycée de Bruxelles depuis une quinzaine d’années. En 2016, forts de leur expérience d’enseignement et de leurs études en linguistique, ils ont créé ensemble La convivialité pour réfléchir à l’arbitraire des normes orthographiques de la langue française. Depuis, le spectacle va de succès en succès (il a notamment été présenté au Festival Off d’Avignon en 2017).

Le spectacle est d’autant plus d’actualité que la Fédération Wallonie-Bruxelles a annoncé, au début de l’automne, vouloir modifier la règle d’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir pour en enlever tout accord, peu importe la place du participe dans la phrase. Hoedt et Piron avaient défendu la mesure dans une lettre ouverte publiée dans Libération le 2 septembre dernier (ils s’y présentaient d’ailleurs comme « anciens professeurs de français », peut-être un signe qu’ils n’échappent pas au décalage entre l’identité scénique et l’identité civile ou, plus probablement, que le texte qu’ils livrent est fixé depuis la création du spectacle).

Scène d’enseignement

Les deux comédiens-professeurs évoluent sur scène avec l’aisance de ceux qui enseignent depuis longtemps, métier qui exige lui-même sa part de représentation, de mise en performance de soi ; ils ne sont pas comédiens, certes, mais ils savent captiver un auditoire. Le public répond, acquiesce et rit de bon cœur, rapidement convaincu par la démonstration des deux belges, qui réussissent même à utiliser la damnée métaphore de la boîte à outils (la langue et son enseignement sont comparés à un marteau) sans qu’elle fasse rouler des yeux, exploit s’il en est un.

Le spectacle n’est pas sans rappeler ceux de la compagnie belge L’Amicale de production (Antoine Defoort, un des membres, est d’ailleurs un des concepteurs de La convivialité), notamment venue présenter des spectacles au FTA en 2012 et 2014 : même approche ludique d’un sujet sérieux, même apparence de conférence… avec l’aspect « bidouilleur » en moins, puisque Hoedt et Piron se concentrent d’abord et avant tout sur la démonstration didactique. La scène est à toute fin pratique vide, à l’exception d’une petite table côté jardin (sur laquelle se trouvent deux verres d’eau et une lampe) et d’un écran, en fond de scène, où on pourra projeter tour à tour mots, phrases, lettres et illustrations qui permettent de montrer ce que les professeurs démontrent.

La Convivialité, Théâtre National, septembre 2016

Les professeurs (j’en suis) vous le diront : enseigner les règles grammaticales est une entreprise généralement pénible, peu importe le niveau scolaire. La convivialité nous invite à réfléchir autrement notre rapport au français, notamment lorsqu’il nous enjoint à répondre « comment » lorsque quelqu’un nous demande, à propos d’une règle, « pourquoi ». Avec humour, Hoedt et Piron commencent par relever la complexité du code écrit du français : par exemple, le son « ss » peut s’écrire de 12 manières différentes, alors que la lettre « s » peut elle-même se prononcer de 3 manières. De là, ils déterminent qu’un mot inventé, « kréfission », pourrait s’écrire de 240 manières différentes, en utilisant toutes les manières d’orthographier un même son… les chiffres sont vertigineux – de quoi en perdre son latin !

Dire et écrire

À travers quelques exemples ludiques qui insistent sur l’arbitraire de l’orthographe (plus grand, semble-t-il, en français que dans d’autres langues), Hoedt et Piron livrent un cours accéléré d’histoire de la langue française, remontant aux sources de notre obsession puriste pour une langue figée dans le temps (le français, disent-ils, n’aurait à peu près pas évolué depuis 1825, contrevenant à toute logique qui voudrait que l’usage transforme la norme). Ils nous invitent à réfléchir à la politique du français et, surtout, à celle de son orthographe, prenant bien la peine de distinguer l’un (ce qu’on parle) de l’autre (sa manifestation écrite).

C’est peut-être là que leur approche est la plus frappante : rappeler que la langue est politique, que la fixation pour la norme se cristallise au 19e siècle, mais qu’elle était déjà présente au 17e, lorsque le Cardinal de Richelieu impose l’enseignement uniforme de l’orthographe dans toute la France et participe à la création de l’Académie française, qui établira des règles orthographiques claires pour « distinguer les gens de lettre des ignorants et des simples femmes ». Ils démontent, un à un, tous les arguments que les puristes de la langue (« ceux qui veulent écrire comme il y a 150 ans… pour toujours ») utilisent pour militer en faveur de la complexité du code orthographique. Surtout, ils s’attaquent à l’idée que bien écrire, c’est bien penser, remarquant que la discrimination langagière « est acceptée à droite et à gauche, elle réunit Le canard enchaîné et Le Figaro ». Quand quelqu’un fait une « faute », ce n’est pas seulement l’orthographe de la personne qu’on juge, mais la personne elle-même.

Difficile de ne pas souscrire aux conclusions du spectacle : la norme pourrait non seulement être simplifiée (par souci de cohérence et de logique), mais ces modifications pourraient permettre, à terme, un nivellement par le haut. Plutôt que de consacrer autant d’énergie à inculquer des règles abstraites, on pourrait enseigner la langue, pour sortir les enfants de « l’état de vigilance orthographique permanent » que leur recommande certains manuels (posture qu’on entend jusque dans l’emploi du mot « faute » plutôt qu’« erreur »). Leur invitation est claire : simplifier l’orthographe pour donner plus de temps à l’enseignement de la littérature, au développement du vocabulaire, à la maîtrise de la syntaxe, voire à l’étude de l’étymologie… autant d’outils qui permettraient aux enfants de manier la langue autrement qu’en retenant les règles (trop souvent arbitraires) qui déterminent le code orthographique.

La Convivialité, Théâtre National, septembre 2016

Le spectacle s’ouvre et se termine sur une dictée, mais il serait plus juste de parler de manifeste. Les curés de la langue, pour reprendre l’expression des deux artistes, gagneront à l’entendre : « Fini le baratin. L’écriture ne constitue ni la finalité ni la nature première du dire. Inutile d’alourdir la plume par une pénible fioriture. Si le code s’améliore, il définira une manière directe de traduire le son par le signe, libre de toute morale. »

crédits photos : Véronique Vercheval.

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