L’orange sanguine de Chants libres

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02.11.2021

L’orangeraie. Chants Libres, avec le NEM. Musique : Zad Moultaka ; Livret : Larry Tremblay. Avec Nicholas Burns (contre-ténor), Dion Mazerolle, Alasdair Campbell et Simon Chaussé (barytons), Jacques Arsenault et Arthur Tanguay-Labrosse (ténors), Nathalie Paulin (soprano), Stéphanie Pothier (mezzo-soprano), Jean Maheux (comédien) ; Direction musicale : Lorraine Vaillancourt ; Mise en scène : Pauline Vaillancourt ; Scénographie : Dominique Blain. Durée 90 min. Présenté au Monument national à Montréal, du 19 au 21 octobre et au Diamant, à Québec, les 5 et 6 novembre 2021.

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L’opéra a quelque chose d’unique : entre tous, il veut faire ressentir sans prévalence chacun des arts et artistes y participant. « Ce qui nous émeut au théâtre est identique à ce qui nous saisit dans tous les arts : l’expérience intensifiée, l’expression épurée d’un sentiment, l’humanité. » écrivait Kurt Weill dans son « Credo en l’opéra » (1925). C’est toujours vrai. Dans L’Orangeraie, chaque personnage cherche une forme d’immortalité. Sans forcer la note, le sentiment de « pitié », comme l’entendaient les Anciens, y est renforcé.

Comment parvenir encore à l’intensité de la douleur et du malheur ? Dans la guerre fratricide du Moyen Orient littéraire dépeint par Larry Tremblay, on retrouve l’idée de maître Eckhart, à savoir que la musique parle au cœur : « Deviens désert. Écoute le désert du son », écrit le librettiste, versifiant son roman en le contractant. La simplicité du texte est remarquable. Quand Soulayed va convaincre un des garçons de donner sa vie dans un attentat , c’est en poète qu’il s‘exprime : « La vengeance est le nom de ton deuil ». Il s’agit de « s’élever », écrit Tremblay, au-dessus des forces de destruction et, pour chacun, de sa propre mort.

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Basculements

Le destin frappe au bord d’une orangeraie tranquille. Il y a Aziz et Amed, mais surtout la rencontre terrible de l’Histoire avec des vies singulières. On pense à La cerisaie de Tchékhov, à ce monde qui s’écroule, achevant le bonheur. On voit sans images et sans lourdeur les mots des camps et des barbelés évoqués par Soulayed (Dion Mazerolle), qui agite ses engins de mort.

La composition de Zad Moultaka est faite pour la parole. Tous les mots sont distinctement articulés. La guerre qui s’y raconte, si c’est un sujet trop connu en raison des drames humains qu’elle provoque, surprend lorsque chantée. Ainsi la charge émotionnelle, soulignée par l’orchestre, accompagne-t-elle les voix.

La scène sobre, l’écriture tragique et le phrasé musical transcendent la partition. Lorraine Vaillancourt, dirigeant l’exécution musicale, fait surgir l’antique pathos. Si Aristote soulignait, à propos de la pitié, le sentiment de douleur invincible et d’accablement immérité, en définitive ce qu’on ressent est la crainte d’être soi-même happé·e par l’adversité.

Le dépouillement visuel de la mise en scène (Pauline Vaillancourt) et les décors de l’artiste Dominique Blain, qui a tant fait pour dénoncer la guerre dans ses propres œuvres, participe à l’intention générale : la guerre est partout et nulle part, dans les villes, les déserts, les montagnes, sous les étoiles, les arbres, partout où poussent les clans, les sociétés. Peu de mouvements, hormis les changements de fond de scène, une géographie minimale qui oscille entre le jour et la nuit. Les interprètes se déplacent avec lenteur, sans pose ni pause durant deux heures, devant, derrière ou sous de légers voiles, écrans de projection. L’équilibre entre symboles et détails réalistes force l’attention.

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La direction des émotions

Astucieusement doublé en français et en anglais sur des écrans latéraux, hors scène, le texte chanté en français guide et rythme le spectacle. L’orchestre du NEM, d’où Lorraine Vaillancourt dirige les sept chanteurs et les deux chanteuses en scène, accompagne depuis la fosse les retournements de l’action, tel un cadre océanique où roulent les affects.

Le personnage de la mère (Nathalie Paulin) a des accents de dignité bouleversante ; les jumeaux (Nicholas Burne et Arthur Tanguay-Labrosse) provoquent la catharsis ; l’extrémiste Soulayed tient son rôle avec autorité ; la tante (Stéphanie Pothier) et l’écrivain (Jean Maheux), témoins du drame d’Aziz et d’Amed, sont nos voisins nord-américains.

L’écriture d’un livret passe souvent pour moins importante que la dramaturgie. Or l’écriture versifiée, par sa densité poétique, rapproche de nous des dilemmes lointains : « Nos dieux durs / comme nos doigts gelés, / nous les interpelons / pour qu’ils fracassent / le dos des villes haïes. »  Dis-le dans tes mots, conseille l’écrivain Mikaël à Amed, et on sent que ce conseil est mis en application pour que chacun ressente le deuil, la colère et le désarroi du garçon.

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Kurt Weill aspirait à ce que l’opéra accueille tous les genres. La compagnie Chants libres partage une fois encore cette conviction dans sa trentième création. Peu de romans ont été transposés sur une scène lyrique. Goethe, Mérimée ou Colette ont pourtant servi l’opéra, car il lui faut des poètes. L’Opéra de Quat’Sous, d’abord décrié, a fini par connaître un réel succès au théâtre comme au cinéma. Chants libres renouvelle le genre par son économie percutante. « Il faut que le chanteur ait une âme pour partager l’exécution », disait-on déjà des voix de Monteverdi. Il s’y ajoute un partage essentiel, la paix comme une oraison, une incantation, une valeur sacrée à défendre, quitte à la négocier.

crédits photos : Vanessa Fortin.

 

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