L’insoutenable désir de brûler

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26.06.2017

Mylène Bouchard, L’imparfaite amitié, Saguenay, La Peuplade, 2017, 400 pages.

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« Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer. »
Albert Camus, cité dans L’imparfaite amitié

La sympathique maison d’édition saguenéenne La Peuplade a su créer au cours de la dernière décennie un univers littéraire et visuel qui se distingue du créneau des autres éditeurs québécois. Pour donner le ton, un nouvel artiste est choisi chaque année pour créer les couvertures de la demi-douzaine de livres à paraître. Cette saison, c’est l’artiste panaméenne Mariery Young qui offre sa vision des œuvres à travers des couvertures à motifs souvent issus du monde végétal ou animal. Pour le troisième roman de la cofondatrice de la maison, Mylène Bouchard, l’artiste visuel a plongé dans des eaux teintées de mauve qui laissent entrevoir la tonalité mélancolique de L’imparfaite amitié.

L’amitié est imparfaite. L’amour l’est plus encore, comme nous l’a chanté Daniel Bélanger. Mais ils nous permettent tous deux de respirer dans l’eau. Ou de brûler sur l’eau, comme le souhaite la narratrice du roman qui conclue un pacte avec elle-même pour changer de vie de façon flamboyante. La critique d’art et mère de famille qui vit avec son mari à Prague décide que dès le moment où sera vendu un tableau qu’elle a choisi, elle quittera sa vie actuelle pour en dessiner une nouvelle. Comme les goélettes de son Isle-aux-Coudres natale, qui, lorsqu’elles ne peuvent plus voguer, terminent leurs parcours dans un brasier illuminant les souvenirs dans l’œil des navigateurs, Amanda Pedneault est mue par ce désir d’une vie et d’un cœur qui se consument à force d’aimer et de ressentir avec fougue : « C’est vivre la vie donnée et aimer très fort qu’il faut. […] Je suis en bois, j’ai besoin de respirer, de savoir que je peux changer d’idée, regretter ou m’incendier ».

Pour Amanda, être faite en bois signifie, au contraire de l’expression populaire, prêter un flanc sensible à tout ce que le vent peut apporter, se laisser atteindre sous l’écorce et avoir le pouvoir de s’enflammer. C’est précisément cette force de s’enchanter et de s’embraser qu’elle souhaite laisser à sa fille Sabina. Ou mieux encore, lui montrer à établir les paramètres ou les principes guidant sa vie, à ouvrir les possibles comme l’auteure le fait elle-même en amalgamant les genres : roman, poésie, notes de voyage, tableaux typographiques, lettres, listes, mots d’enfants. Amanda offre, dans ce roman-testament, le récit de son expérimentation et de son processus de réflexion, « une boîte de compréhension ». Le bateau-mère qui brûle sur le fleuve pour éclairer un tant soit peu la voie de ses enfants. Une invitation à créer de nouveaux paradigmes, à s’engager sur de nouvelles voies, à prendre l’eau et à se brûler.

Choisir ses résistances

L’Amanda-goélette ne veut pas voir ses voiles ballotées par une brise légère. Elle les veut tendues à tout rompre par un souffle ardent car elle est habitée par un sentiment d’urgence : « La vie est courte et longue, surtout courte ». Cette femme de bois s’interroge essentiellement sur la ligne de partage des eaux entre l’amitié et l’amour, et plus encore, sur le couple monogame traditionnel : « Se restreindre à n’aimer qu’une seule personne, pourquoi ? ». Les questionnements sur l’amour unique commencent à se multiplier dans le roman québécois, mais ils sont souvent soulevés par des narratrices dans la vingtaine et sans enfants, par exemple dans Prague de Maude Veilleux (Hamac, 2016) et Monogamies ou comment une chanteuse country a fucké ma vie sexuelle de Jolène Ruest (XYZ, 2016). Qu’une mère de famille dans la quarantaine remette en question l’institution du couple semble en ébranler encore plus vigoureusement les fondements et constituer une forme de désobéissance, cette même désobéissance qu’elle souhaite léguer à sa fille Sabina.

La narratrice propose en effet à ses enfants et en particulier à son ainée, de « [d]ésobéir, respirer davantage, regarder autour, séduire, chasser, assiéger plusieurs visages à la fois. Jusqu’au vertige parfois, jusqu’à l’ivresse souvent, jusqu’à la nausée sûrement ». La jeune fille se prénomme Sabina, comme le personnage artiste et épris de liberté vivant aussi à Prague dans L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera. On peut voir dans le choix de prénom l’envie de transmettre à l’enfant des caractéristiques du personnage de Kundera, soit la passion des arts, des relations non conventionnelles et une sexualité positive. Par le récit de son propre parcours, Amanda montre la voie vers une vie amoureuse et sexuelle positive et volontaire chez une femme qui refuse de porter le chapeau de la honte. Ainsi, Amanda se présente comme une femme désirante attirée par tous les sexes, vit de multiples relations, demande elle-même son amoureux en mariage et sonde l’univers échangiste. Tout est possible, tout est ouvert, et sa fille peut choisir sa résistance : choisir une personne et résister au temps et aux tentations pour s’inscrire dans la beauté de la durée, ou choisir de résister à l’amour unique pour « carburer au désir, devenir libre ».

Libre ne veut pas dire sans attaches, et la narratrice, qui s’attache rapidement aux gens qu’elle côtoie, considère que ces liens d’amitié, d’amour et de filiation composent son être. Les liens bien sûr s’usent parfois et se relâchent malgré nous, comme c’est le cas avec son mari, qui ne voit plus la vie et leur relation du même œil qu’elle. Cette transformation négative de leur relation est regrettablement illustrée par la perte de la vue de l’homme, une image possiblement alimentée par la culture capacitiste ambiante au sein de laquelle les métaphores fondées sur un handicap [traduction libre] « sont souvent simplistes, sans délicatesse et figées à outrance. Le handicap est rarement conceptualisé comme une situation de pouvoir, pas plus qu’il n’est considéré comme une identité politique qui se bâtit au sein des systèmes dominants /01 /01
V. M. May et B. A. Ferry, « Fixated on Ability: Questioning Ableist Metaphors in Feminist Theories of Resistance », Prose Studies, 27(1et2), p. 121.
 ». Il est d’ailleurs plus aisé pour Amanda, qui jouit des privilèges conférés aux personnes valides, de remettre en question certaines normes sociales.

Par ailleurs, aimer fort, à l’instar de la narratrice, éprouver profondément, plonger dans l’intensité d’une nuit de la poésie perpétuelle peut s’avérer épuisant. Comment faire cohabiter un tel univers enflammé avec le quotidien de la parentalité ? Questions sans réponses, d’autant plus que ce roman réflexif s’intéresse peu aux aspects concrets de la responsabilité parentale. Toutefois, quand tous les possibles sont ouverts, bien des voies peuvent être empruntées. Après avoir hésité entre deux résistances, la narratrice choisit d’explorer un chemin différent de ceux d’abord entrevus. De la Roche pleureuse de l’Isle-aux-Coudres à l’Anse-Pleureuse en Gaspésie, en passant par Montréal, Oaxaca et Prague, Amanda Pedneault met le feu aux cartes et aux itinéraires dessinés à l’avance. Et transmet ainsi cet appel irrésistible à l’intensité et à l’authenticité, à « rehausser le jour le plus ordinaire ».

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V. M. May et B. A. Ferry, « Fixated on Ability: Questioning Ableist Metaphors in Feminist Theories of Resistance », Prose Studies, 27(1et2), p. 121.

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