L’important c’est la rose

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25.05.2018

Un spectacle du Toneelgroep Amsterdam avec les textes de William Shakespeare; mise en scène : Ivo van Hove; avec Hélène Devos, Jip van den Dool, Fred Goessens, Janni Goslinga, Aus Greidanus jr., Marieke Heebink, Robert de Hoog, Hans Kesting, Ramsey Nasr, Chris Nietvelt, Harm Duco Schut, Bart Slegers, Eelco Smits et Leon Voorberg; scénographie et lumières : Jan Versweyveld; musique : Steve Dugardin et BL!NDMAN [brass], Max Van den Brand, Charlotte van Passen, Daniel Quiles Cascant et Daniel Ruibal Ortigueira; costumes : An D’Huys; vidéo : Tal Yarden. Au théâtre Denise-Pelletier(Montréal)  jusqu’au 26 mai 2018.

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Il y a près de sept cents ans, un monarque anglais convoite le trône français et enclenche ce que l’on nomme désormais la guerre de Cent Ans. Un siècle plus tard, deux familles anglaises s’affrontent sur trois décennies pour la couronne anglaise, alors que les Lancastre et les York s’entretuent lors de la guerre des Deux-Roses. Plus d’un siècle après, un écrivain anglais décrit avec justesse, ambition et éloquence ces batailles fratricides pour mettre en lumière les désirs et les bassesses qui sommeillent en tout être. Il deviendra l’un des dramaturges les plus joués encore à ce jour et, aujoud’hui, ces guerres intestines reprennent vie dans Kings of war sous le regard brillant du metteur en scène belge Ivo Van Hove. La pièce-fleuve de quatre heures trente s’immisce dans les coulisses de l’état, où l’exercice du pouvoir ensemence les rêves et salit les mains.

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Le cycle des rois est une œuvre monumentale où l’immensité n’a d’égale que son foisonnement. La simple amorce d’une réflexion autour d’une possible relecture du cycle a de quoi donner le tournis à n’importe quel metteur en scène. S’étant frotté à Shakespeare précédemment avec Tragédies romaines, van Hove prouve encore une fois qu’il sait faire, aspirant cette fois-ci à mettre en scène les coulisses du pouvoir, à dépeindre les décideurs qui, derrière de portes closes, scellent le sort de tous.  On ne peut qu’être pris de vertige lorsqu’on voit se bâtir sous nos yeux les parallèles criants qui unissent nos époques, comme si la hargne perfide et l’aveuglement inhérents au pouvoir franchissaient les âges telles des blattes que la marche du temps n’aurait su écraser avec le talon de l’Histoire.

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« Gentleman, you can’t fight in here! This is the War Room! »

Suivant les couronnements et les chutes respectives de Henri V, Henri VI et Richard III, Kings of war élague beaucoup les textes originaux pour se concentrer sur quelques happy few gouvernant avec avidité ou dévotion. Le collage que nous sert van Hove est tout en relief et présente différentes manières de régner d’où, peut-être, ne résultent que le chaos et la destruction. Henri V règne comme on commande une armée, avec rigueur et calcul. Son fils, Henri VI, fait roi à neuf mois à peine, ne parviendra jamais à se délester de ses conseillers qui, depuis trop longtemps, salivent face au pouvoir. Il préfère se complaire dans une dévotion qui, plutôt que de signifier son absolution, ne lui procurera que désolation. Quant à Richard III, ce roi boiteux et laid, peut-être l’un des personnages les plus forts du cycle de Shakespeare, il n’est qu’un sociopathe sanguinaire avide de pouvoir qui n’hésitera pas à liquider ses plus proches alliés pour accéder au trône.

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La scène présente une War Room dont les constants changements suivent le rythme des couronnements et des destitutions. Trois entrées débouchent sur cette vaste salle, qui dissimule derrière elle un corridor en U caché au public où se jouent plusieurs tractations politiques et encore plus de trahisons familiales. C’est à l’écran qu’est projetée l’action qui s’y déroule, poursuivie par un caméraman qui permet de jouer sur les angles morts de la brillante disposition scénique signée par Jan Versweyveld. Si l’intégration des technologies est risquée et trop souvent futile, ce qui épate ici est l’incroyable cohérence entre les dispositifs scéniques et les moyens auxquels Van Hove a eu recours pour les exploiter : ainsi rien d’inutile ne se retrouve sur l’imposante scène. L’ajout dans la distribution du contreténor Steve Dugardin ainsi que du quatuor de cuivre BL!NDMAN parvient à enrober la représentation d’une inquiétante intemporalité, soulignant ainsi à traits fins son actualité.

Walk and talk

Le tour de force de van Hove réside sans doute dans la montée rythmique de la pièce, qui ne semble jamais souffrir de sa durée. En évacuant les grandes batailles et la guerre civile des textes de Shakespeare, le metteur en scène travaille presque en huis clos avec une matière verbeuse qu’on aurait pu craindre, mais la justesse du jeu et du mouvement a un pouvoir hypnotique sur le spectateur, qui jamais ne quitte la scène des yeux. Ce qui se déroule en coulisse n’est pas sans rappeler le « walk and talk » cher au scénariste Aaron Sorkins dans la série West Wing, qui parvient à dynamiser ainsi les discussions politiques les plus statiques. La perversité d’un Richard III – interprété par un Hans Kesting déconcertant – s’apparente, elle, à l’inhumanité d’un personnage comme le Frank Underwood de House of cards. Ces échos entre le théâtre et une certaine culture télévisuelle, qui ne peuvent être ici fortuits, font en sorte que la pièce est définitivement de son époque. Ceux qui soupçonneraient ces références d’avoir tout pour déplaire sous-estiment l’intelligence de Van Hove, qui évite le piège du divertissement et reste au cœur du théâtre en parvenant à créer une rencontre, voire une communion, entre ces deux sphères de la culture.

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On sort sonné de ce Kings of war qui réussit, au final, à mettre en scène – au-delà de l’avidité du pouvoir et des guerres fratricides qui mettent le feu aux bonnes manières – le fossé constamment grandissant entre le pouvoir décisionnel et la population qu’il est sensé desservir. Si on peut comprendre la déconnexion d’une monarchie absolue, dont la légitimité, divine, est fondée sur le sang, le bât blesse toutefois lorsque le théâtre de nos démocraties occidentales se compare à la relecture shakespearienne de van Hove et que les similitudes outrepassent les disparités. Le sang de certains innocents a coulé tantôt sous le symbole de la rose blanche, tantôt sous celui de la rose rouge, portés au combat par les velléités guerrières de tyrans déconnectés; il nous semble que seuls les blasons ont changé et que l’histoire, elle, se répète.

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crédits photos: Jan Versweyveld

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