L’homme dans le mur

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14.02.2019

XENOS, Directeur/Chorégraphe/Interprète : Akram Khan ; Scénographie : Mirella Weingarten ; Éclairages : Michael Hulls ; Costumes : Kimie Nakano ; Musique originale et conception sonore : Vincenzo Lamagna ; Dramaturge : Ruth Little ; Écrivain : Jordan Tannahill ; Musiciens : Nina Harris (basse double et chant), Andrew Maddick (violon), B.C. Manjunath (percussions et konnakol), Tamar Osborn (baritone saxophone), Aditya Prakash (chant). Présenté au théâtre Maisonneuve (Montréal) du 13 au 16 février 2019.

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Ce n’est pas un rideau qui se lève, c’est un mur qui se trouve déjà là, une pente qui traverse la scène de toute sa largeur et qui descend vers son centre, de façon à jouer avec la perspective. L’homme dans le mur, l’étranger, surgit des coulisses, une corde dans les mains, propulsé sur scène avec l’énergie du comédien qui entre de plain-pied dans l’histoire (le mot est pesé ici), se joint aux musiciens qui étaient confortablement assis et qui performaient pour accueillir le public dans la salle. Le danseur fait résonner les clochettes accrochées à ses chevilles, qu’il dénouera plus tard comme autant de cordes qui constituent le décor fabuleux créé par Mirella Weingarten. On verra comment tout s’imbrique parfaitement, dans XENOS, comment la danse entre en dialogue organiquement, et ce, malgré plusieurs tonalités et styles, avec la musique, le texte, le décor, et même la symbolique, rendant à la danse le caractère spirituel et social qui lui est intrinsèque et originel, comme c’est souvent le cas avec le style incarné et engagé de Khan. C’est un spectacle complet, aux sens le plus remarquable du terme, celui de cérémonie ou encore d’hommage, qui se déploie pendant soixante-dix minutes et une dizaine de tableaux.

Chanter au-delà de la guerre

Afin d’asseoir ce thème, à savoir l’histoire oubliée des millions d’Indiens et de non-occidentaux mobilisés et ayant connu la mort dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, Khan s’allie le très talentueux auteur canadien Jordan Tannahill, de même que la dramaturge Ruth Little. Khan cherche ici à montrer comment l’histoire est écrite et manipulée par les puissances mondiales. Ainsi, on trouvera une trame théâtrale subtile, qui viendra ponctuer la chorégraphie et lui ajouter juste ce qu’il faut de fil rouge (avec des phrases rythmées et évocatrices, telles que « My name is in the mud »), de même qu’une progression dramaturgique exploitant toutes les richesses et les talents à disposition afin de créer un ensemble organique et fascinant, qui donne autant dans le registre cérébral que viscéral et émotif.

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La musique, qui verse également dans différents genres, des chants hindous au Requiem de Mozart en passant par des compositions plutôt progressives de cordes et de cuivre (combat oblige), est interprétée avec brio par des musiciens qui vont jusqu’à chanter tout en jouant. Elle occupe également une place de choix dans le spectacle, initiant d’abord un dialogue avec le décor : les musiciens occupent une position particulièrement intéressante dans l’espace, et apparaissent, disparaissent, à la manière de spectres ou de statues que les éclairages habillent. Enfin, la musique entre en dialogue avec le danseur en intégrant la musique par le mouvement même : par exemple, à la demande du percussionniste (à l’aide d’un regard seulement), Khan amorce une phrase dansée qui part des pieds, faisant résonner ses multiples clochettes.

Dans cette pièce où tout fait corps, le décor occupe une place prédominante et participe notamment à rendre le spectacle plus intime, comme si la salle se trouvait dans la tranchée. D’ailleurs, un moment sublime d’aveuglement par la lumière survient vers la fin. Ayant pour fond une description de tous les soldats inconnus par Tannahill, ce passage lors duquel on éclaire uniquement les têtes dans l’audience nous renvoie à notre position de spectateur. Ainsi, peu importe que le danseur apparaisse en silhouette ou sous un projecteur, peu importe que tous les accessoires du décor se fassent engloutir par l’arrière-scène ou que de la terre glisse sur la paroi : ce mur omniprésent nous rappelle que nous sommes dans la guerre aux côtés de cet étranger, qui devant nos yeux tentera tantôt de le surmonter, tantôt de s’en protéger.

Danser la guerre

Dans ce solo d’adieu à la danse (comme interprète), le chorégraphe établi à Londres choisit, comme il l’a fait plusieurs fois dans sa carrière, d’affirmer haut et fort ses racines et son appartenance artistique aux formes indiennes (comme le katakhali), mais il révèle également son attachement au Mahabharata de Peter Brook, dans lequel il a fait ses débuts à l’âge de 14 ans. Si tout le spectacle suffit à nous enthousiasmer par sa très grande qualité artistique, nous nous réjouissons en outre de la solide virtuosité de Khan, et du métissage de toutes les techniques qu’il maîtrise.

D’entrée de jeu, dans les mouvements influencés du kathakali, où le danseur excelle, sont exécutés avec une rapidité impressionnante de multiples pivots (dont une « robe » blanche amplifie les effets) : mains ouvertes comme en postures démonstratives, lignes de bras ouverts, plexus ouvert, tête renversée, talons affirmatifs. Cette gestuelle sera réutilisée plus tard dans un délectable tableau en silhouette.

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Le danseur change ensuite de registre pour s’investir plus profondément dans la trame dramaturgique (en garde à vous ou planqué), adoptant une gestuelle plus près du mime, voire même du cinéma muet. Même dans cette posture plus défensive (le plexus rentré, les bras croisés), l’ancrage du danseur demeure assuré. Ce dernier, par ailleurs, fait preuve d’une telle concentration, d’un tel engagement, et la scène est si totalement exploitée que nous avons par moments l’impression de nous trouver devant un film projeté. L’occultation des souffles et des bruits de pas, enterrés par la musique, contribue également à ce sentiment.

Il y aura enfin, bien sûr, des moments de danse contemporaine proprement dite, notamment lorsque le danseur changera d’état de corps du tout au tout, se présentant torse nu, presque mou, désarticulé. Effectuant des mouvements cependant semblables à ceux qu’on l’a vu exécuter en kathakali, il produit l’impression d’une perte de contrôle complète de son corps, qui va jusqu’à s’effondrer. Ainsi cette guerre devient-elle littéralement une guerre du corps, puisque c’est devant les limites de celui-ci que le danseur s’incline.

L’hommage engagé qu’Akram Khan rend à ses origines constitue un adieu à la danse des plus touchants, à l’image de sa carrière et des diverses facettes de celle-ci. En plus de s’inscrire dans un discours politique actuel et de s’entourer d’artistes extraordinaires, l’homme transmet la grandeur du sacré et contribue à l’art du spectacle avec une richesse rare.

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Crédits photos : Jean-Louis Fernandez

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