L’étonnante splendeur de la tâche

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28.05.2018

Bleu, Un spectacle de Fabrication Danse; Chorégraphie : Jean-Sébastien Lourdais en collaboration avec Martin Bélanger + Sophie Corriveau; Interprétation : Sophie Corriveau; Dramaturgie : Martin Bélanger; Conception et performance sonore : Ludovic Gayer, Lumières :Jean Jauvin; Coproduction Festival TransAmériques + La Chapelle Scènes Contemporaines, avec le soutien de Arhoma Résidences de création, Centre de Création O Vertigo + Maison de la culture Mont-Royal + Maison de la culture Maisonneuve + Fonderie Darling + Département de danse de l’UQAM; Codiffusion La Chapelle Scènes Contemporaines; Création au Festival TransAmériques; présenté au théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines (Montréal) du 27 au 29 mai.

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Bleu est un spectacle des sensations. Un amoncellement improbable de nouilles de riz, étendues sur le plancher de la scène, sert ici de matière à l’exploration du sensible. La très envoutante Sophie Corriveau transmet avec fluidité et précision ces impressions étonnantes.

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On croirait entrer dans un autre monde lorsqu’on franchit la porte de la salle. Un environnement sonore intense nous accompagne à notre siège et perturbe déjà les sens, alors que la performance, maintenant entamée, pique la curiosité. Quoi de plus absurde que de façonner un paysage de nouilles? Il faut se battre avec sa propre raison pour éliminer les questions inutiles et se laisser happer par la tâche qu’effectue Sophie Corriveau sur scène : elle déplace avec calme et concentration des monticules de nouilles de riz à l’aide d’un bâton de métal pour former un paysage désertique sur lequel elle règne en maîtresse. On se surprend à éprouver une grande satisfaction au fur et à mesure que s’accomplit l’opération. Peut-être parce que l’étonnante beauté de la scène nous prend par surprise, ou alors parce que l’énergie de l’interprète, qui se donne entièrement à sa mission, de façon quasi compulsive, et absolument solitaire, nous la rends touchante? On ne sait pas, mais une chose est assurée : il se passe quelque chose. La magie de l’empathie kinesthésique opère et provoque chez le spectateur une fascination grandissante tout au long de cette trop courte performance.

Panorama du sensible

C’est la grande force de cette pièce : elle place le spectateur dans une situation où ses perceptions se trouvent altérées, où la logique n’est plus maîtresse du sens du monde. Ici, les prouesses physiques sont minimales, intérieures et ressenties. Le mouvement est plutôt reporté sur la matière et formé à l’aide des circuits fabriqués par l’interprète. La dramaturgie est ludique, mais la corvée est absolument sérieuse. S’enterrant la moitié du corps sous la plus grosse montagne, la danseuse se présente avec sa tête nouvelle, coiffée d’un nuage de nouilles. Sur son visage une pluie se déverse, et elle continue son existence, haletante, aux limites de la folie, l’écume à la bouche.

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Par deux fois elle sort de la scène. Son calme est perceptible et contagieux. Elle prend du recul devant son travail, retourne à la tâche et tout semble étrangement normal. Aspiré lui-même par cette tâche, le spectateur ne décroche pas, reporte son attention sur la construction qui s’élabore sur la scène. Ces moments font réaliser l’importance nouvelle de la matière.

Concentrée et légère, Sophie Corriveau se promène à travers son œuvre comme une artiste de land art enfermée. Elle arrange le monde selon un ordre qui lui est propre. C’est par cette organisation du terrain que s’ouvre un accès à son monde intérieur, reporté au sein de son œuvre. Soudain, elle pose le pied sur un moulin électrique, entreprend de moudre les nouilles. Non seulement le son de cette machine à moudre participe à l’accumulation d’effets sonores dérangeants mais le résultat ajoute aussi au paysage. Cette fine poudre transforme une fois de plus la matière en un panorama nouveau, ouvre une probabilité infinie de potentialités, décuplant ainsi les possibles états du corps. Le sens se transmet ici à travers les sensations provoquées par la texture et le bruit des pâtes, craquées, broyées sous le corps, et par la transe envoûtante de l’interprète, qui altère nécessairement les consciences et l’univers perceptible de quiconque observe le jeu.

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Sous l’emprise de cette expérience sensorielle unique et organisée de façon étonnante et très efficace, il est bon et surprenant de se sentir guidé par cette femme et de relâcher toute tentative de compréhension. Si le jeu semble absurde, le résultat convainc, et l’identification au sensible permet d’éprouver une étonnante gamme de sensations.

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crédits photos: Jean-François Boisvenue

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