Les paradis perdus

csm_e3b581abcb57beaf56dd9b1eb62a7d07_d13282ff3e

Prière pour une mitaine perdue, Jean-François Lesage, Les Films de l’Autre, 2020, 79 minutes.

///

Dans ma veste de soie rose
Je déambule morose
Le crépuscule est grandiose

Mais peut-être un beau jour voudras-tu
Retrouver avec moi
Les paradis perdus ?
— Christophe, « Les paradis perdus »

Le temps perdu

Présenté cette année aux RIDM, Prière pour une mitaine perdue, de Jean-François Lesage, s’inscrit – de manière naturelle et non de manière forcée ou artificielle – dans une des principales filiations du cinéma québécois : celle du cinéma direct. « Pollinisation du documentaire par la fiction », selon une formule célèbre du critique Gilles Marsolais, maillage complexe de deux rapports antinomiques face au monde, le cinéma direct s’est construit autour de différents aspects dont on trouve bien trace dans une œuvre comme celle de Lesage : mobilité de la caméra, abandon du commentaire savant ou poétique, ambition esthétique du montage et une démarche profondément humaine qui repose sur la parole vivante. Ayant fait ses débuts dans le monde du journalisme (après une brève période d’enfant-acteur), Lesage a fait migrer une certaine conception du reportage dans son cinéma, se libérant toutefois des contraintes trop strictes de l’objectivité, au profit d’une recherche à vocation plus poétique et créative de l’image.

1_0

« Au Québec, l’hiver, il y a énormément de neige, sous laquelle tout va disparaître. Je trouvais que c’était l’occasion et la saison idéales pour faire un film sur la perte et peut-être sur l’espoir d’un retour. Dans ce film, comme dans tous mes autres, je trouve mes personnages au moment du tournage. Je fais donc le pari que la parole de chacun de nous peut être vraiment intéressante », mentionne Lesage en entrevue. En effet, le dispositif du film repose sur un principe de nostalgie d’où naîtra ensuite une parole qui redonnera espoir et permettra aux protagonistes de regarder à nouveau vers l’avenir : installée dans le cubicule des employés de la Société de transport de Montréal, la caméra observe paisiblement les déambulations des voyageurs, puis, tout à coup, quelqu’un se rapproche de la vitre pour poser une question d’où émergera, peut-être, un dialogue, une histoire, une vie.

2-5

« So I may have lost my passport yesterday, on a 747 bus »… « Avez-vous trouvé une carte OPUS ? »… « Avec la buée, quand on rentre dans le métro… j’ai dû les échapper là »… « I lost my handbag, my wallet, my purse and everything inside »… Nous sommes au comptoir des objets perdus, lieu récurrent qui ponctue le film, carrefour de toutes les histoires. À travers la vitre de sécurité qui nous donne l’impression d’observer la vie d’un aquarium, l’œil de la caméra capte des visages fébriles tandis que des regards pleins d’espoir scrutent l’inventaire des choses dans l’attente de retrouver ce que l’agitation du monde urbain nous fait malencontreusement égarer dans la marée humaine du métro. Or, il est tout sauf anodin que le premier objet perdu mentionné dans le film soit un passeport : d’abord et avant tout, Prière pour une mitaine perdue est un film sur l’identité et, plus encore, sur la tension temporelle entre passé et avenir qui structure notre rapport à nous-même et aux autres. Au-delà des objets, qui ne sont au fond que le prétexte, il y a des vies à surprendre et à raconter. Partant du matériel et du concret – une carte, une tuque, une paire de lunettes, un sac, un cartable –, le film va tirer les fils de cet écheveau d’histoires intimes pour tisser l’histoire d’une de ces communautés de fortunes.

Les intermittences du cœur

La thématique de la perte est une des constantes du cinéma de Lesage. Dans Conte du Mile End (2013), son deuxième long métrage (mais le premier où le réalisateur semble avoir pleinement trouvé sa voie), nous suivons un protagoniste masculin qui, après une rupture, déambule dans le quartier montréalais donnant son nom au film. Toutes ses rencontres et toutes ses découvertes se feront ainsi dans le sillage de cette perte initiale. Un lien s’est brisé, et il s’agit maintenant d’en construire de nouveaux. Un amour d’été (2015) et Rivière cachée (2017) poursuivront cette réflexion, le premier avec la question du couple, le second de manière plus générale et avec un ton philosophique : fasciné par la parole et les histoires, le cinéma de Lesage, plein d’empathie et d’humour, se construit autour d’une forme de vide, d’un manque, d’une intermittence : pour apprécier la beauté de la vie, sa plénitude, il faut aussi savoir en montrer sa discontinuité, à commencer par la possibilité toujours latente d’une perte. Attentifs au présent de leurs protagonistes, les films de Lesage, néanmoins, sont construits autour de souvenirs et de scènes passées qui, malgré la distance, continuent de donner sa couleur au quotidien. Les codes du documentaire sont utilisés dans une démarche poétique et profondément humaine sensible à tous ces moments, sombres ou gais, qui ponctuent nos existences, et sur lesquels nous avons toujours quelque chose à dire.

 

9-11

Cette réflexion sur le temps perdu et les intermittences du cœur dans l’œuvre de Lesage atteint aujourd’hui un nouveau sommet. Après le magnifique Rivière cachée, tourné dans les paysages bucoliques de la Gaspésie profonde, Prière pour une mitaine perdue est un film en noir et blanc, d’une facture visuelle non moins maîtrisée et évocatrice, dans lequel le réalisateur revisite sa ville fétiche. La première séance nous transporte dans une tempête de neige, où les flocons virevoltent sur une clarinette jazz. Proposant ce qui trouvera sans doute sa place parmi les plus belles images d’hiver jamais tournées dans le cinéma québécois, aux côtés du Chat dans le sac (Gilles Groulx, 1964) et de La vie heureuse de Léopold Z (Gilles Carle, 1965), Lesage utilise la neige pour orchestrer sa réflexion sur le temps et le souvenir enfui qui ne demande qu’un signe pour retrouver la surface. La tempête de neige fait place à l’avalanche des objets perdus puis au kaléidoscope de la mémoire.

8

Lesage a choisi de suivre certains des protagonistes d’abord rencontrés aux objets perdus de la STM, afin de leur permettre de raconter leur histoire. D’anecdote en anecdote, on en vient à couvrir tous les sujets les plus graves, du sens de la vie à la peur de la solitude et de la mort, en passant par la maladie et la nécessité du renouveau. Inspiré notamment par Chronique d’un été (Jean Rouch et Edgar Morin, 1961) et par le cinéaste suisse Alain Tanner, Lesage sait faire tenir une impressionnante multiplicité de personnages et d’histoires dans un film assez court. C’est un véritable art de conteur, dont la magie consiste à captiver avec des récits ordinaires, traités à la fois de manière réaliste et fantasmatique. Lesage n’est d’ailleurs pas seul dans ce travail, puisque, depuis Conte du Mile End, le réalisateur a pris l’habitude de travailler avec deux monteurs, Mathieu Bouchard-Malo et Ariane Pétel-Despots. Film sur une communauté rabibochée par la perte, la douleur et la nostalgie, Prière pour une mitaine perdue est un exercice narratif collectif, où l’on devine le dialogue constant qui a mené à la conservation de tel plan, telle réplique, tel geste, de même qu’au choix d’arrêter telle scène à tel endroit plutôt qu’à tel autre. Pour être objectif, un documentaire n’a pas à choisir un point de vue unique sur le réel et à le défendre, mais, au contraire, à multiplier les regards, les écoutes et les sensibilités. Œuvre panoramique, plurielle, Prière pour une mitaine perdue est un film sur la densité du temps et de la vie, ainsi que sur la nécessité de (se) raconter des histoires.

Le temps retrouvé

Et c’est une œuvre sur le miracle. Comment, en effet, conclure une telle réflexion sur le temps perdu, sinon qu’en tentant de filmer le temps retrouvé. Cinéaste de la perte, Lesage est également passé maître dans l’art de filmer la joie de vivre, la fête et le plaisir d’être ensemble, comme le montrent les nombreuses scènes de rassemblements dans toutes ses œuvres. Après avoir traqué les protagonistes et leurs histoires de perte, Prière pour une mitaine perdue va les rassembler dans une grande scène finale, où ils chantent tous dans une même chorale. Dans cette scène loufoque, tournée dans une sorte de non-lieu (rappelant par son traitement l’espace flottant et mystérieux de Rivière cachée), il s’agit de chanter la perte pour mieux la renverser en son exact opposé. La douleur est soluble : elle ne résiste pas à la narration. Dans Prière pour une mitaine perdue, titre qui ne trouve sa pleine signification qu’à la fin, Lesage a su faire tenir ensemble tous ces objets perdus et ces vies sabordées pour les transformer en promesse d’avenir.

12

Articles connexes

Voir plus d’articles